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Chaque mois, comme à la grande époque du roman-feuilleton, nous vous présenterons un épisode d'une Nouvelle:


LES  ERINYES

,                                 par Eliette Vialle




Partie I (février 2011)


Imperceptiblement, la nuit rongeait le jour. L'heure terrible approchait: celle du retour au foyer, celle du retour aux femmes. Les Erinyes l'attendaient, toutes trois, tapies dans l'ombre suave de l'appartement clos et douillet. Là, aurait lieu, comme chaque jour, l'heure du sacrifice dans la tiédeur molle et douce de leur féminité cruelle. Pas moyen d'y échapper: comme un faisceau implacable, les rames de métro, les lignes de bus, les ruelles mêmes, semblaient converger vers ce lieu expiatoire, où le dernier mâle de la famille serait rituellement et sadiquement exécuté, châtré, jour après jour, par l'une, l'autre ou toutes à la fois, pour assouvir la perte, le manque, l'absence de tous les mâles antécédents ou concomitants.

La fatalité pèse comme une maladie sur le corps pourtant sain de l’homme, qui résistait en vain les nerfs agressés et tendus. L'angoisse soudait ses mâchoires, écrasait son pharynx, nouait son thorax; l'angoisse envoyait ses ondes froides qui paralysaient ses membres peu à peu, de plus en plus, afin qu'il devienne la Proie, Leur Proie Soumise et Effarée; ensorcelé dans ce lugubre théâtre que l'on appelait:
Le Foyer.

Il y avait Maria - la mère, petite, blanche et hargneuse, ses doigts toujours jetés en avant comme des griffes, veuve depuis tant d'années. Combien de temps avait-elle mis pour exécuter le Père? Puis il y avait Rébecca, encore belle, fraîche, ses yeux noirs et brillants luisant comme des feux follets qui vous glaçaient les os, abandonnée. Il y avait la dernière, maigre comme chatte écorchée, feulante, sifflante comme une diablesse, le pied toujours levé pour vous faire trébucher et s'acharnant sur vous comme une hyène. Jamais aimée!

Qu'était-il lui pour endosser ce sort de fils ainé, écorché, dévoré, toujours ensanglanté par cette triade femelle? Or rien ne distinguait ce héros tragique que l'on peut appeler Jacques ou Laïdonos, selon l'époque que l'on évoque. Mais le temps importe peu. Jacques ou Laïdonos est éternel. La réponse invariable qui lui venait à l'esprit était: « Je suis l'homme de la fin, je suis la fin de l'homme » .

Cet homme, Jacques, de notre fin de siècle, était justement en train de fouiller ses poches pour retrouver ses clés, il tenait d'un côté un
sac plastique avec du pain frais-  « pour lui »; et du vin - « pour lui aussi ». C'était sa contribution-infamante - outre celle financière, plus somptueuse et somptuaire à la vie du foyer. La porte s'ouvrit brutalement, mais à demi, seulement. C'est alors que s'élevèrent les vociférations: Maria, Rébecca et Salomé piaillaient et psalmodiaient leur habituel chapelet de réprimandes:
« manqué ton train - pain pas frais - vin trop cher - en retard - rôti grillé - purée attachée... ». Mais ce jour-là - et il le sentait d'une manière indéfinissable - ce jour-là, tout était plus haut, plus fort, plus banal - anormalement haut, fort et banal. Il franchit le palier en frissonnant, sa mère se jeta sur lui et l'étreignit aussi violemment qu'un chien saute à la gorge du vagabond; et le chœur gémissant des sœurs sonnait l'hallali ! Il crut un instant défaillir, tant il sentait grand le danger et tant son esprit en déroute le laissait sans ressource. 

                                                                                                                                                                                              Il se retrouva, hagard, dans la salle de bains, dont l'étroit couloir qui prenait dès le hall d'entrée ne permettait pas à plus d'une personne de passer. Il suffoquait, assourdi par les cris, les grognements de la meute des chiennes qui avaient nourri leurs rancœurs tout au long du jour. Il vit dans le miroir le visage rond d'un homme encore jeune qui aurait pu être séduisant, malgré les lunettes cerclées à verres épais qui en atténuaient le pénétrant regard. Mais ce visage, au contraire, de rond devenait flasque et avait tendance à se creuser, s'infléchir, comme si la chair  était peu à peu rongée par un mal étrange. Des échos vibrants sonnaient entre les parois bleues et vertes de cet antre aquatique où, toute une symphonie de robinets en plaqué or ponctuait le marbre veiniculé, où les plantes vertes croissaient comme des algues et engloutissaient toutes les fonctions attribuées en général à cette pièce, en grimpant le long des tuyauteries, en croulant sous les instrument de toilette rangés sur les étagères transparentes, en dépassant les limites permises; celles où l'homme ne pensait pas devenir végétal un jour. « Mort....Mère...responsable.... », Lui avait-on dit. Les trois thèmes  s'entrechoquaient dans sa tête, l'hébétude les transformait en vision de visages hurlards et sanglants qui de bas en haut, et de haut en bas, l'apostrophaient. « Mort... Mère... responsable... » Puis, tout cessa. Les yeux fermés, agrippé à la vasque verdâtre, il titubait encore; frappé, assommé, noyé....

Lentement la normalité revenait, et chacune d'elles prenait la parole en se relayant, lui offrait un discours cohérent et cruel: la Mère avait eu un malaise; les sœurs affolées l'avaient appelé au bureau. On leur avait conseillé d'avertir le médecin. Lui était...où était-il? LUI ? Absent de sa responsabilité d'homme, il avait failli...Il était leur soutien de famille, il ne pouvait se dérober... Le médecin, venu, avait rassuré, grondé et interdit d'affoler tout le monde; plus tard...aurait-il dit: « caprice hystérique de vieille mère possessive » - Il l'avait dit - « Les sœurs suffisaient aux soins, et le calme aussi! » Les paroles sensées, mais dérangeantes pour elles, avaient fermenté des heures et des heures dans leurs esprits égoïstes. Des heures, longues, frustrantes pour ces assistées venimeuses, jalouses d'une tranquillité qu'elles avaient perdue. Maintenant se refermaient sur l’âme désespérée du frère les serres de la culpabilité. Elles - la Mère, les Sœurs - reprenaient, apaisées, légèrement lasses, ou ivres de cris, le train-train de la vie quotidienne. Trottinement de pantoufles, couverts entrechoqués, four qui tintait la cuisson à point d'un quelconque rôti, appel au repas... Après le vertige, la stabilité... Mais Jacques restait choqué : ainsi, même dans son travail, la toile d'araignée, filée dès sa naissance, l'avait rattrapé. Il était coupable mais se sentait pour la première fois totalement innocent et en même temps totalement prisonnier, totalement révolté! La fureur prenait, en lui, le pas sur la peur, d'autant plus décuplée qu'elle avait été brutale et immense.

Gavées de rancœur, de somnifères et de calmants, les Erinyes s'endormirent. Jacques demeura affalé, sans sommeil, dans ce lit étroit qui était le sien depuis sa naissance.

 

 

 




Nouvelle à suivre... Partie II
 

Créé le 1 mars 2002

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