Mémoire…
souvenirs… un écheveau de silhouettes, de visages ou de paysages
entremêlés.
Si
imbriqués les uns dans les autres, ternis par la
poussière du temps que seul en subsiste un magma terne et
grisailleux. Mais, parfois surgit un fil plus clair ou plus sombre,
l’esprit s’en saisit, le tire et dévide la pellicule où
s’accrochent des lambeaux de vie à demi-effacés, et
là, soudain, surgissent une image, un évènement
qui ont marqué notre passé. Les souvenirs affluent, et le
passé reprend corps.
Je me
vois, moi, à l’âge de onze ans environ, hissée sur
un amas de rochers gris qui dominaient la rivière limpide et
chantante. Et toute cette lumière irradie le souvenir amer de
cette amitié perdue, négligée par la vie,
oubliée par ma mémoire…
J’escaladais
souplement les rochers pour atteindre la source où je puisais,
chaque jour, dans de grandes bouteilles, la boisson quotidienne.
Le ciel
de fin d’été était comme en Provence, d’un bleu
limpide et soutenu, dénué de nuages. Les eaux
transparentes de la cascade, le reflétaient et en
réfractaient et en multipliaient la lumière.
A
contre-jour, les silhouettes des touristes n’étaient plus que
des graffitis noirs et mouvants. Au-dessus de moi, j’aperçus une
forme juvénile : short et cheveux courts : fille ou
garçon ? Mais les petits pieds qui s’accrochaient maladroitement
aux rochers offraient des ongles joliment peints en rouge vif. Je
relevais la tête, et la vis, forme sombre et tanagra menu comme
finement sculptée dans un bois exotique. Elle avait de jolies
jambes ; mollets et cuisses ronds et fermes, des petits seins
pointaient sous le maillot clair qui enserrait son buste. En
l’observant, je songeais à "Sylvie" la sylphide de Nerval.
Fascinée, je
lui souris, elle entrouvrit timidement ses lèvres enfantines.
Elle avait jeté de côté ses sabots de bois verni,
pour mieux prendre pied sur la surface glissante et cahotique de la
roche.
- Veux-tu, lui dis-je, me donner ta gourde et je la remplirai.
- Merci, me répondit-elle , je "vous" en serais reconnaissante,
j’ai peur de ne pas être chaussée pour cette escalade.
Sa
politesse me fit grande impression. J’étais subjuguée… Oh
! Comme je me sentais pataude avec mes vêtements mal
arrangés, mes grosses chaussures de sport, mes cheveux
tirés en queue de cheval, d’où s’échappaient des
mèches frisottées… Moi, le garçon manqué et
elle, face à moi, l’incarnation de la féminité
pré-adolescente. J’ignorais alors l’expression "Lolita".
Elle me tendit sa
gourde, je la remplis sans oser la regarder en face, elle était
la créature du soleil, la nymphe de la fin de saison… Mon cœur
battait plus vite… Je la lui rendis , et avec une hardiesse
qui m’étonna moi-même, je lui offris :
- Voulez-"vous"
m’attendre, je remplis mes bouteilles et je vous conduirai au village
en passant par les prés : le chemin sera plus facile…
Elle
acquiesça : « je m’appelle D……., je suis en vacances chez
ma grand-mère ».
Je remontai sur la
roche en essayant d’être gracieuse, je lui tendis la main.
Nous
avions la même taille, même âge, et ce que je
n’imaginais pas : la même corpulence.
J’étais
éblouie, séduite… Le soleil au zénith nous
enveloppait d’une lumière que la fin de l’été
adoucissait.
Tandis
que des colchiques mauves tachetaient l’herbe drue, nous allâmes
à travers champs jusqu’au petit pont de bois qui enjambait la
rivière plus calme et plus étale.
La
conversation fut aisée ; arrivées au village, nous nous
séparâmes en promettant de nous revoir…
à suivre... Partie 2
|