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CHRONIQUE Revues papier ou électroniques, critiques, notes de lecture, et coup de cœur de livres... |
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LECTURES – CHRONIQUES – ESSAIS Automne 2025 Lectures brèves par Dana
Shishmanian : Guénane Cade ;
Catherine
Andrieu ; Mireille
Diaz-Florian – Danielle Fournier – François Minod ; Odile Vié-David ;
Anne Barbusse *** |
Guénane CadeZéphyrage.
Éditions Nouveaux délits (collection Délit buissonnier n° 8), juillet 2025 (56 p., 12 €) Ce recueil se lit en coup de vent… Il faut se laisser porter, goûter l’instant, les notations brèves sur des sujets en tout genre, telles des éclaboussures des vagues de la mer sur une plage balayée par le borée, mais aussi les touches suaves d’un zéphyr imaginaire qui apporterait la douceur et la paix sur des contrées dévastées… La voix de la poétesse assume un parler franc et n’hésite pas à interpeller le monde et ses puissants au pouvoir. L’écriture affiche une simplicité sans fard mais nulle naïveté, elle est plutôt mûre et acérée, avec une belle assurance en son pouvoir de trancher entre la haine et l’amour, le mensonge et la vérité, le fanatisme et la vie – tout en s’offrant à la propre réception de chaque lecteur. Citons quelques très belles volutes qui emportent toute notre adhésion : Envie de crier ça suffit ! Assez ! Fermez les vannes des chicanes les tuyaux de la logorrhée les jets de venin les vindictes
corrosives vite
vite rasons les gesticulations les indignations les
contaminants les veules combines ma page blanche n’absorbe plus (p. 19) La poésie peut compter sur le vent elle s’appuie sur la
réalité en réalité elle s’octroie
le droit de s’appuyer sur tout
même sur toi de chantonner se
farder s’habiller d’images à toi de la dénuder de la laisser infuser
à ton gré de te l’approprier comme le vent elle côtoie
aussi bien l’élégance que la gueusaille (p. 24) Lassitude je rêve d’offrir des
poignées de poèmes enveloppées de soie
moirée paresse caresse
je rêve que ces mots fondent
sur la peau du monde (p. 27) J’appartiens à la famille de ceux qui ont vu voler l’albatros
hurleur ce voilier à l’envergure
légendaire ce voltigeur du ciel
aux révérences de star de ses dessous blancs
frôle les rouleaux glauques avant de s’élever jusqu’à l’épure (p. 47) Faire le tour de l’Amour épreuve infinie la litanie des erreurs
humaines est tout aussi
perpétuelle Il n’est pas de vie banale évidence anodine pas
insipide si l’amour déprime l’amour propre sombre remède simple dans un jardin en
repos estival quand bas une brise ne
bouscule les pétales arrêtez-vous
contempler deux escargots
énamourés (p.
53) Par bonheur j’avais parmi les photos prises dans mon petit jardin sur la terrasse de l’appartement, immortalisé, l’instant unique de l’amour des escargots… et, comme en suivant le conseil de l’amie Guénane, j’en ai fait l’image-emblème de ce numéro : Faites l’amour, pas la guerre ! |
Catherine AndrieuLe Royaume sans murailles. Suivi de :
L’aurore intranquille.
Éditions Rafael de Surtis,
juillet 2025 (118 p., 17 €)
Ce recueil (signalé à notre rubrique Annonces / Recueils), comme d’autres œuvres de cette poétesse singulière, semble évoquer pour certains une sorte de panthéisme naturiste, féministe et extatique, porté par un narcissisme tenace et issu d’une démarche volontariste assimilable métaphoriquement à l’alchimie, à la magie, voire au chamanisme… Certes, de telles suggestions peuvent être légitimées par le texte. Mais la poésie de Catherine Andrieu est sûrement et définitivement autre chose, elle devient autre chose avec chaque nouveau recueil – et leur accumulation accélérée prouve qu’elle est propulsée de plus en plus loin dans sa quête. Car c’est d’une quête de soi qu’il s’agit, non forcément recherchée mais tout d’abord subie, ensuite acceptée, et enfin, sinon maîtrisée, certainement reconnue et exprimée comme telle. Se « perdre dans le grand Tout » n’est point ici « fusionner avec la Nature » – d’ailleurs la nature n’a rien à voir avec cette poésie dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle tire son inspiration profonde de concepts très anciens qui font des quatre « éléments », si obsessivement évoqués par la poétesse – notamment le feu, mais aussi l’eau, l’air, la terre – des principes psychiques et nouménaux, et non des principes physiques. Cette poésie est alors celle où « les mots ne cherchent pas à nommer l’indicible, ils le laissent danser », comme le dit l’auteure dans son « avant-dire » du premier volet du recueil, Le Royaume sans murailles. En citant Henri Michaux (« Je suis né troué. À travers moi l’air passe »), elle assume pour sa part une écriture dont les pages « sont traversées », dont l’espace est « sans murailles », et l’amour – « immense et sans limites ». Elle invite le lecteur à rentrer avec elle dans un « miracle (…) : entendre, dans le fracas des éléments et la délicatesse d’un cil qui bat, l’unique chant du monde ». Les 11 chants qui suivent s’adressent en effet à un ou des lecteur(s) – anonymes ou non (certains dédicataires étant appelés sur le mode dialogal, révélateur lui aussi d’une esthétique, parfois en réplique) : la poétesse se fait initiatrice en dévoilant sa propre quête, aux accents presque mystiques. En voilà quelques indices remarquables : Là, dans le pli le plus humble de l’instant, je t’aimerai jusqu’à t’inventer des ailes (p. 14) Alors je
m’allonge dans l’échancrure du jour (…) et j’apprends, sans plus chercher, à devenir passage. (p. 16) ce tumulte clair ou rien ne fait mal, où tomber est encore danser. (p. 18) …j’ai vu
danser des papillons faits du tremblement même de l’air. (…) Ils
étaient ce qu’on devient quand on ne veut plus rien être. (p. 24) Je suis
montée, moi, frisson de plume, sur la dernière idée d’un arbre. (p. 29) Sous les
arches de braises éteintes, je glisse, je disparais. (p. 33) Mais la partie la plus intense, la plus dépouillée d’accessoires figuratifs, la plus aboutie aussi, poétiquement parlant, de ce livre magnifique est L’aurore intranquille, composée de 15 poèmes titrés (les titres eux-mêmes valant chacun un poème) suivis d’un Épilogue réunissant à lui seul 30 poèmes numérotés, tous plus beaux les uns que les autres. On parcourt ici, avec la poétesse, une aventure de libération des liens du monde, de retrouvailles de racines plus anciennes encore, d’« un silence plus vaste que ma mort », jusqu’à la cession de tout avoir, jusqu’à être « ce rien qu’on ne garde pas / et qui reste » (Je rends tout aux éléments, p. 42). Alors,
dans l’échancrure du vide, un œil immense s’ouvre – non pour voir, mais pour laisser passer l’éclair. (p. 45) Elle évoque alors « un feu sans cendre ni répit, / un feu de passage, de suture, / un feu qui éclaire sans absoudre » (p. 47), et aussi « une rivière / qui n’attend jamais la mer / mais qui sait dire l’ici (p. 49) ; « levée dans l’oubli d’un oiseau », elle se tient « dans l’instant suspendu entre le souffle et la chute » (p. 54), « là où le cœur bat pour ne pas rompre / ce fil / entre l’absence et l’encore » (p. 80) – et dans « la chambre où le vent s’endort », elle découvre « une clef qu’aucune serrure n’a jamais attendue » (p. 57). La révélation se fait simplement, humblement ; « il n’y a plus de ciel. Juste des débris de Dieu sur les dalles. » (Cendres d’aurore, p. 59). Et la grande envolée n’est pas un départ, mais une rentrée : « Voyage ? / Il est là, il est déjà là, / dans l’immense palpitation / de rester » (Ici, l’immense, p. 68). Car « à l’endroit du jaillissement », « chaque battement d’aile / arrache un morceau de miroir au silence » : alors, « qui saisit qui ? » (pp. 72-73). Dans ce témoignage enstatique se révèle aussi le sens de l’écriture comme expérience paradoxale. En répondant à un lecteur (« Vous disiez : vous écrivez trop »), la poétesse confie (dans Les miroirs de Narcisse sont parfois en grève) : Ce n’est
pas une maladie, c'est une marée montante, une faim sous la peau, c’est l’ongle qui gratte la paroi de la nuit jusqu’à en faire une phrase (p. 75) Rien n’égale, dans ce livre, le poème final. Cet Épilogue en 30 stations est à réciter à voix basse et claire dans un lieu sacré, où l’on ne vient « pas (…) pour recevoir » mais « pour (se) perdre » ; car « se perdre, ici, / c’est renaître » (p. 84). Dans cet espace mystique on lève les bras « non pour prier » mais pour se « suspendre / comme un fruit au bord de la chute » ; au milieu d’un « bleu ancien » (hölderlien), « qui n’a jamais appris à être couleur, / seulement blessure lente, vérité sans contours », on aimerait « entrer dans le ciel / comme on entre dans l’eau », mais on « reste ici, (…) à parler au vide / comme à un frère muet » et on « laisse la peau regarder…/ cette peau fine, / poreuse, / qui s’ouvre à l’intérieur / comme une oreille ancienne » (pp. 85-86). Le dépouillement – y compris dans l’ordre du langage poétique, réduit à une extrême efficacité, par la simplicité même – est total. Car « il faut perdre la langue / pour qu’elle devienne souffle » (p. 91). Je n’ai
plus de nom. Je suis
une chambre d’écho, Une main
ouverte Où repose le silence. (p. 87) C’est là
que j’écris. Non
depuis le sommet, mais depuis la fêlure. (…) Il y a
dans mes mains un feu que je ne commande pas. Il
écrit. (…) J’ai
longtemps voulu guérir. Puis
j’ai compris que c’était dans la plaie que naissait la lumière. Pas à
côté. Pas
au-delà. Dedans. (pp. 88-89) L’épuration de l’être mène alors à un néant vivifiant : « la forme la plus haute de l’être : un abandon vibrant, qui épouse tout et ne retient rien. Je me
tiens là désormais, dans ce rien qui palpite. Et
j’apprends à devenir ce qui reste quand tout s’efface. (p. 94) Cela s’appelle aussi apprendre à vivre le miracle (« Je n’attends plus le miracle. / Je vis dedans ») : or « Le miracle, / ce n’est pas ce qui sauve. / C’est ce qui reste / quand on ne cherche plus à être sauvé ». (pp. 96-97) Y a-t-il de l’amour là-dedans ? Oui : Et
peut-être est-ce là Le plus
grand don : N’être
plus que seuil Où
l’amour Se risque. » (p. 99) Citer c’est montrer combien on aime ; je ne peux finir qu’en citant entièrement le poème qui clôt cet Épilogue : Je ne
sais plus si j'avance ou si je me tiens. Mais je
brille. Pas
comme un phare. Pas
comme un soleil. Comme
une braise sous la peau du monde. Rien ne
me distingue. Je
passe, comme passent les herbes hautes dans la lumière du soir. Mais je
sais, au plus nu de mon souffle, que j'ai touché ce lieu sans contour où l'être s'accorde à la vibration du réel. J'ai été
silence, j'ai été feu, j'ai été l'effroi et la traversée. Aujourd'hui,
je suis ce qui reste quand on a tout laissé. Je suis
cette lueur au bord de l'effacement, ce battement calme qui, sans bruit, s'obstine. Je ne
cherche plus rien. Je ne
garde rien. Je ne crains
plus la fin. Car même
si tout se retire, même si le nom s'efface, même si le corps se fond dans la poussière — je demeure lumière. (pp. 118-119) *** Voir, sur d’autres livres de Catherine Andrieu, mes notes de lecture aux numéros suivants : été 2024 (sur Les ailes du papillon), hiver 2024 (sur Initiations et Des griffes d’obsidienne), été 2025 (sur Ce qui pousse dans le silence). |
Correspondances à trois :Mireille Diaz-Florian – Danielle Fournier – François Minod Éditions Unicité, avril 2025 (114v
p., 13 €) Dans la présentation de ce livre écrit à six mains les trois auteurs, qui se ont engagés dans un projet amical de correspondance croisée comportant dix échanges – ce qui s’est étendu sur plus de trois ans (de juillet 2021 à novembre 2024) – se dévoilent dans leur plus intime puisqu’il s’agit de sonder la question première qu’un écrivain se pose : pourquoi j’écris ? et aussi, pour qui j’écris ? « D’où
écrivons-nous… ? À partir de quel nom invisible ? Sur quelles
cendres, déposons-nous le soir… ? Par quelle nuit nous
appelons-nous… ? Ainsi s’interrogent Mireille Diaz-Florian, Danielle
Fournier et François Minod dans ces correspondances si douées d’un habile
mystère à offrir. (…) Que sait-on finalement de l'autre à qui on
s'adresse ? Beaucoup et peu. Je vous écris dans nos silences mais
soupçonne-t-on vraiment ce que l’on confie… ? Quel est ce dire qui nous tait ? » La lecture est passionnante comme de tout « roman épistolaire » car on goûte, à bout de souffle, l’attente de la réponse des l’un(e) ou de l’autre, on essaie de deviner « ce qui s’est passé » dans les interstices, entre les dates, parfois très éloignées, de leurs lettres respectives, on imagine les non-dits, on souffre avec chacun(e) à la lecture de chagrins plus ou moins ouvertement évoqués, on nage dans un narratif mouvant d’autant plus attirant qu’il est flou, bref, on déploie autant d’empathie qu’envers tout véritable personnage littéraire… et pourtant c’est des auteurs eux-mêmes qu’il s’agit – sont-ils leurs propres personnages ? Ce livre est envoûtant et pose, au-delà même de l’intérêt voué aux confessions des trois écrivains amis sur les ressorts intimes de leur vocation, la question fondamentale de qui on est, quand on écrit… quel moi écrit, sur / pour quel moi, et/ou quel autre… Ce livre vous fait plonger dans vos propres abîmes et on assume alors, en lisant, la polyvalence révélatrice de l’écriture, qui fait miroiter, dans un seul et le même complexe aux termes interchangeable, les je(ux) auteur-personnage-lecteur. Parmi les nombreux passages qui m’ont marquée à la lecture – me faisant reconnaître successivement des états vécus dans ma propre expérience d’autrice – je me limite à en citer six, trois du début des échanges, trois de la fin, faisant ainsi honneur à chaque auteur de ce livre d’exception : Écrire serait cette tentative de dire ce qui, à peine évoqué, se dérobe. Et lorsqu’on croit qu’on a pu dire, c’est trop tard, l’écriture nous appelle ailleurs. C’est peut-être ça écrire, être embarqué vers l’autre rive qui sans cesse se dérobe. (François, p. 24) Je ne sais pas comment le dire, cependant écrire est un geste de survie, geste de vie parce que je ne sais comment vivre autrement : arrêter d’écrire comme les récents événements l’ont fait, me plonge dans un désespoir encore plus grand, intenable. Je me sens morte. Simplement. (Danielle, p. 26) J’observe comment la rupture absolue d’avec ma vie quotidienne et ses contraintes crée un espace à la fois ouvert et dense, particulièrement propice. Écrire suppose, me semble-t-il, une sorte de jouissance du temps dont nous disposons. Se placer dans une durée où aucune limite n’est formulée, sinon le choix de la halte, favorise un état, qui pourrait s’apparenter au bonheur, qi tant est que ce mot ait du sens ici. (Mireille, p. 28) *** En travaillant de longues heures
sur des textes du Carnet de l’Obscur, assumant les peurs lointaines,
les blessures à vif, je découvrais qu’écrire n’avait de sens que si j’y
retrouvais le rythme de ma respiration. (…) J’avance dans le beau silence de l’aube. Je veux cela dans ma vie d’écriture : une façon de marcher ma vie. (Mireille, pp. 101-102) Je ne pensais pas que le thème que
nous avons choisi d’explorer « Qu’est-ce que l’écriture pour nous ? »,
serait une telle source d’inspiration. (…) La recherche de l’Autre est par
extension une tentative par l’écriture de rencontrer l’Autre en soi. (François,
pp. 103, 105) Écrire est un geste de silence, un
aveu, une promesse et un hurlement. Et quoi encore sinon l’éternité. Écrire pour
s’arracher. (…) Les jours ont passé, le soir tombe. (…) C’est toujours l’heure d’écrire, toujours le bon moment d’accéder à cet univers autre qui nous habite en nous déshabitant. Nous écrivons le balancier du temps. (Danielle, p. 110) Merci, chers
amis, de ce beau cadeau arraché de vos cœurs, et bravo pour votre courageuse
aventure ! |
Odile Vié-DavidLe chant des larmes. Hello éditions, novembre 2024 La présentation de l’autrice (à la fin du recueil et sur le site de l’éditeur) laisse deviner une vie en poésie qui a mûri dans la solitude et la discrétion, accompagnant, avec d’autres attirances artistiques – la peinture, le chant – une vocation de thérapeute de l’âme (référence étant faite au chamanisme : « Tous les arts la passionnent. Le chant a une place grandissante dans sa vie, liée en partie à sa spiritualité, le chamanisme »). Elle a publié quelques recueils, participé à un livre de photographies, et a été publiée dans des revues, notamment dans Concerto pour marées et silence. Revue, dirigée par Colette Klein (le numéro de 2023). Ce qu’on ressent à la lecture de ces poèmes est en fait un long, patient et réfléchi travail sur soi, comme sur l’imaginaire, la mémoire et le langage, ce qui donne une écriture dense, faite de plans entre-coupés en profondeur, dont l’arrière-fond nous reste inconnu : on a perpétuellement l’impression de sauter sur des lacunes cachées, couvertes de révélations partielles, comme si un sens invisible reliait dans le tréfonds les plans visibles en surface, qui pourtant nous projettent leurs propres formes, bien claires, dont on ne saura jamais si elles sont ou non issues de celles qu’on nous cache. Une sorte d’hermétisme sui-generis s’en suit comme impression de lecture, et ce n’est pas pour déplaire, au contraire, surtout quand cela se fait avec des phrasés et des images d’une sobre simplicité, sans baroquismes et sans aucune brèche de syntaxe : les disparités s’enchaînent comme si c’était tout naturel. Et oui, de ce lissage par l’écriture de douloureuses aspérités soupçonnées émane comme une douceur qui guérit. Quelques extraits pour donner envie de lire ce beau recueil : Ne rien faire. Rien. Laisser descendre le silence au
fond de nous sur
ton image fracassée, comme
ces couvertures que
les femmes, le soir, reposent
à mains légères sur
le cœur des enfants qui rêvent. L’une d’elles t’enveloppent en ton
dernier berceau. Tu ne voulait
pas avoir froid. (p. 10) Fuir entre les lignes de vie
tissées d’autres vies, Carapace de papier renforcée de
stylo, Mauvais rôle joué et rejoué Parce qu’une lumière abdique, Abandonne aux mains négligentes de
l’ombre Le soin d’habiter pleinement Cette peau vulnérable. (p. 11) S’approcher tendrement de la
douleur, L’accueillir, Oser étirer ses fibres, Y verser un feu de vie Pour qu’elle d’endorme, détendue, Comme la nuit se fond en lumière (p. 25) La poussière se dépose. La rouille attaque. Le plâtre s’écaille. La vigilance s’estompe. On donne plus de temps aux
rêves et au soleil. On accueille la mort aussi. On envisage l’inutilité des
batailles. La désinvolture des livres ouverts
est une reddition. (p. 36) Et pourtant, souveraine bécotée de
poissons, sous
l’eau verte et sombre étire au soleil. Dans ta transparence scintillent
des galets qui
ricochent en silence. Le vent frise ta peau lente et
sereine Tes cendres dans mille ans redeviennent ce chant. (p. 50) *** Une belle chronique dédie à ce recueil Claude Vercey, dans Décharge, 25 novembre 2024 (qui identifie par ailleurs l’album de photographies dont il est question, dans Les Escaliers de Dole, par Georges Curie, avec des textes poétiques de ses amis, aux Éditions de la Passerelle, novembre 2024). |
Anne BarbusseAnne Barbusse, Les mères sont très faciles à tuer. Éditions PVST (pourquoi viens-tu si tard ?), juin 2025 (140 p., 14 €) Le texte de
la 4ème de couverture (que nous avons reproduit dans la brève
présentation du recueil, à notre rubrique Annonces / Recueils) est trompeur. Il faut ne pas se fier au narratif mis en
avant par l’autrice – dans un geste presque persifleur à l’adresse des
lecteurs de romans à succès, à l’affût d’histoires et d’intrigues de famille,
surtout quand celles-ci concernent les auteurs eux-mêmes – mais partir,
pour lire ce livre, plutôt de la dernière phrase de son faux
« résumé » : car la clé est ailleurs. En effet, ne nous dit-on
pas, finalement : « Ou plutôt, ce n'est pas une histoire, juste
un long poème de douleur franche, avec le cinéma pour fanal. » Et quand même. Car si fanal il y a dans ce labyrinthe poétique de 180 pages, ce n’est pas tant l’appareil de projection qui le porte, bien que l’évocation aussi sensible que professionnelle de quelques films marquants comme Les quatre cents coups de Truffaut, Solaris de Tarkovski, Another day de Jeffrey Reiner, Honor de cavalleria d’Albert Serra ou enfin Les contes de la lune vague après la pluie de Mizoguchi, offre au lecteur comme des stations de prise de vue dans une ascension (ou descente) périlleuse, des pauses pour se détacher tant soit peu d’un paysage accidenté en le contemplant, en tirant son souffle au lieu de le subir en le parcourant péniblement, parfois en s’accrochant, en s’écorchant contre des pierres tranchantes. La véritable lampe dans le noir, autrement dit le fil d’Ariane, la bouffée d’air qui contrecarre l’apathie mortifère, la prise de vue salvatrice qui permet par moments de reprendre pied, est l’écriture elle-même. On parcourt ce livre en épaulant l’autrice, en suivant de tout près sa voix tantôt submergée tantôt navigant à vue, se frayant une voie parmi une multitude d’autres voix et voies qui sont elle, ne sont pas elle – le psychiatre, le fils, les hommes, les mères, les gens de la ville de province, les pensionnaires de la clinique – comme si on pénétrait dans la densité réelle d’un palimpseste qui de loin semble un chaos plat, et qui à l’intérieur cache non pas un, mais plusieurs mondes imbriqués, enlacés, interpénétrés. Si le moi « narrateur » ne s’y perd pas, s’il n’est pas complètement et définitivement absorbé, dissous par les masses contradictoires qui l’étouffent, c’est qu’il écrit, continuellement et sans relâche, il écrit tout en haletant, tout en pleurant, tout en se traînant, tout en mourant, il écrit comme il respire ; écrire c’est bien plus que parler, écrire c’est sculpter le silence. L’écriture non seulement ouvre un chemin au-dessus des chemins mais défriche un monde à elle – « un monde enfoui dans le noir où tourne la liberté » – en inventant d’autres méthodes, d’autres perspectives sur les faits et les choses, voire d’autres lois… qui renversent ce qu’on s’attend à voir à l’œuvre dans un texte, même poétique. La véritable histoire, ici, c’est celle des mots, des images, de la sémantique qui se télescopent pour nous offrir de grands moments de poésie authentique, envoûtante, révélatrice. Et, comble du miracle, tout a l’air si bien maîtrisé… comme si le hasard était en fait une autre face de l’art. En voici quelques bribes (prises presque au hasard…) : je bois la journée en la dormant (…) je trace des semblants d’actes – des actes singés
(…) il faut fuir le lit en enjambant le jour flambant (p. 20) je pâlis au bord du monde et j’accompagne Énée
dans sa descente souveraine et sombre (…) je descends et les roses s’estompent dans le creux des tilleuls (p. 82) et le soir s’approche et tombe dans le parfum tremblé des fruits et ton corps admirable de sa souffrance vivante (p. 89) et j’écoute et je m’assois, attentive, enfin, arrêtée sur la pliure de l’instant (p. 96) chaque journée est une bataille perdue contre la
mort (…) la patience invente des mots qui nous survivent
– la pluie pâlit puis nous parle (…) plus mon passé grandit plus je chancelle et plus
je parle la langue fragilisé du poème (pp. 97-98) la grêle est tombée et a blanchi l’espace d’un
instant puis s’est fondue dans le silence alors je n’avais rien à dire je nageais dans l’espace clos et bleu de la
piscine j’inventais ma survie (p. 99) je mène petite vie avec tâches quotidiennes à
l’appui je détache les nuages du ciel un à un pour y
cacher les peines pieds nus je marche au jardin pour délier
l’angoisse j’arpente la terre fraîche l’herbe monte avec l’odeur placide des plus tandis que je natte mes cheveux dans le silence (p. 110) elle a l’enfant au ventre comme une étincelle
éblouissante et ne tient plus debout sans sa parole évidente seule elle n’est plus que sa maladie lente… (p. 113) c’est la pluie qui m’éveille de son inquiétude
bruyante c’est elle qui parcourt le secret délicieux de la nuit
d’été les autres gens ne participent pas de ce monde
enfoui dans le noir où tourne la liberté (…) et les poèmes se sont frotté les yeux dans la
pénombre évanouie (…) ce sont les prémices de l’écriture qui se lèvent
au creux des nuits (…) (…) je suis l’éveillée qui ouvre le poème inquiet et nocturne – je sais que les hommes sont à l’extérieur de moi que la parole légifère en vain après minuit que mon jardin se cultive en cachette je sais que la nuit est une écriture épanouie … (pp. 120-121) (…) je
trouve des mots de bête et des idées de sauvage – je suis toute seule avec le texte, ma dernière
volonté, mon cri de volupté claire – à l’aube j’irai dormir (p. 124) Et pour finir, l’un seulement parmi la bonne douzaine de poèmes (choisis à dessein parmi les plus courts) que j’ai le plus aimés dans ce livre fascinant : sous les nuages d'octobre le lundi ouvre sa
vacuité à la face du monde surgi quand le malheur a le visage d'un enfant parti
les arbres se prennent à songer le ciel ne dit rien à ses nuages laiteux
immobiles et friables les choses attendent pendant ce temps la mort travaille nos corps nous agitons nos jambes nos bras notre torse
endolori et maigri et quelques oiseaux osent attaquer la fêlure du
silence alors je me plonge avec délectation dans le
cinéma avec l'idée que la pluie sera ma sœur de solitude qu'il me sera fait cadeau de la lumière et d'octobre, entremêlés et vivants (p. 168) *** Voir, sur trois autres livres d’elle, mon article au numéro de printemps 2024, à cette même rubrique : Anne Barbusse – la recluse. |
Lectures brèves
par
Dana Shishmanian
Francopolis, Automne
2025
Créé le 1er mars 2002