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LECTURES – CHRONIQUES – ESSAIS

Novembre-décembre 2023

 

 

Éric Chassefière : La part silencieuse

Éditions Alcyone – Collection Surya, février 2023 (94 p., 20 €)

 

Note de lecture par Dana Shishmanian

 

(*)

 

Photo de l’auteur (p. 3 du recueil)

 

 

Après Déambulations du sable (2016), Échos du vent à ma fenêtre (2018), et L’arbre chante (2021), La part silencieuse est le quatrième recueil publié par Éric Chassefière aux éditions Alcyone dirigées par Sylvaine Arabo, dont les livres exquis sont aussi de beaux objets graphiques, imprimés sur un papier soyeux et ferme telle qu’on suppose être la peau du poème.

Ce recueil – distingué avec le Prix de poésie bourguignon Marie Noël 2023 (60e édition) – apporte me semble-t-il, dans l’œuvre poétique aussi riche qu’envoûtante d’Éric Chassefière (quelques 40 recueils), une plus vive attention à l’immédiateté de la perception, du geste, de l’instant unique et volage dont la parole surprend la fulgurance à l’encontre du temps, qui se dissout et se perd. On dirait que la musique tout comme la mémoire, bien qu’apparemment de la nature du successif, du « narratif », du « linéaire », au lieu de s’étaler, de s’étioler, de s’agencer en dessins bi-dimensionnels, se mélangent au corps, aux choses et aux sensations présentes, créant une sorte de filasse plus ou moins épaisse, légère, évanescente, omni-pénétrante, sorte de cinquième élément – l’éther – qui contient tout être et est contenu en tout être, telle une sous-jacence qui est aussi, en permanence, un seuil de partage entre univers concomitants. On respire à travers on parle dedans et dehors on abolit les frontières spatio-temporelles car tout est présent simultanément ici et maintenant y compris nous-mêmes avec toutes nos histoires passées et futures et avec la musique qu’on écoute ou qu’on joue, les plantes à la fenêtre, l’air frais du matin, la lumière du couchant, le frémissement de l’arbre, la présence des êtres chers.

Oui j’assume : c’est une critique « impressionniste » autrement dit, pour certains, ce n’est même pas de la critique… c’est au meilleur des cas une glose (sinon une paraphrase – ce contre quoi je protesterais vivement !). Pourtant, si l’on n’exprime pas ce qu’on ressent en lisant les poèmes d’un auteur, comment peut-on dire qu’on l’a vraiment lu ? L’analyse savante, pour moi, n’apporte rien sur l’essentiel de l’écriture poétique mais juste un inventaire d’accessoires considérés (à tort) comme outils décisifs d’un poète-artisan. Or, ce n’est pas ma vision des choses, ni en tant qu’auteur ni en tant que lecteur de poésie.

Alors, qu’il me soit permis de me laisser porter par le flux ininterrompu de ce recueil – qui n’a pas de véritables segmentations et peut en fait se lire dans tous les sens, à commencer et à finir à n’importe quelle page – pour partager quelques ressentis de lecture et surtout, quelques beaux vers qui vous accrochent au passage avec la force des souvenirs soudains, comme s’ils avaient toujours été là enfouis dans votre mémoire et que cette lecture les relevait de l’oubli telles des évidences majeures.

 

les mots sur le papier comme nés des doigts

le temps déjà repris à l’instant (p. 7)

 

n’écrire que pour cela

pour que le silence parle en nous (p. 8)

 

Peu à peu inverser le rêve

se laisser jouer par la musique

devenir corps et âme l’instrument   (p. 10)

 

parole qui se fait écoute

(…)

il faut écouter longtemps

longtemps se laisser respirer avec le jardin    (p. 11)

 

sentir ce vent comme il touche la pensée    (p. 12)

 

savoir que le jour qui vient

tout entier sera page   (p. 14)

 

désirer le silence par le mot

(…)

n’écrire que pour creuser la page

repousser par l’ombre sentir

comme l'éclaircie aux doigts est profonde   (p. 16)

 

se sentir là au creux de la journée

tous sens aux aguets

à écouter battre le silence

sentir comme le seuil est proche   (p. 17)

 

le chemin commence où il s’achève

la page ne se termine pas    (p. 18)

 

l’ici se fait rêve d’un ailleurs

le cours et la source doucement se confondent   (p. 19)

 

quelque chose respire dessous

à l’obscur de nos deux mains jointes    (p. 21)

 

sentir comme le poème naît du corps    (p. 22)

 

se laisser écrire par le poème

chanter par la musique   (p. 23)

 

sentir ces lampes dont on partage le regard

comme en retour elles nous éclairent

non pas seulement de leur lumière

mais de la mémoire même de nos rêves    (p. 29)

 

tout ici fait mouvement

comme si l’écoute était jardin    (p. 31)

 

naître de seulement apparaître

demeurer au seuil de l’instant    (p. 33)

 

jouer fenêtre ouverte

pour que les deux jardins soient un seul    (p. 41)

 

tout en haut du silence

s’endort le chemin

lumière est musique   (p. 43)

 

sentir comme se réunit le corps

comme esprit et corps ne font qu’un   (p. 46)

 

être ensemble le musicien et l’écoutant

hôte du proche visage du lointain    (p. 57)

 

savoir que du soir de sa vie

un autre nous écoute qui est nous-même    (p. 61)

 

se tenir là sous la fenêtre ouverte

à contempler l’instant    (p. 62)

 

écrire sans souci d’écrire

jouer sans souci de jouer   (p. 63)

 

ne plus être que visage

intériorité de la pensée

(…)

peut-être que c’est le visage qui joue

que le silence seul est lumière    (p. 71)

 

savoir que cet ailleurs est ici

que miroirs et fenêtres se répondent    (p. 76)

 

dans cette seule lumière naît le poème

lumière à la fois de l’absence et de l’affleurement

il est le silence qu’on efface

le signe à faire remonter de l’éclat    (p. 82)

 

sentir comme la musique résonne dans le corps

comme dans le silence le corps fait musique   (p. 84)

 

l’ici n’existe que comme ailleurs de l’ailleurs

 

c’est cela précisément qu’exprime la musique

lancée fenêtres ouvertes aux vents de la mémoire

cet écho toujours qui nous revient

cette certitude de marcher vers notre présent    (p. 86)

 

L’empathie avec cette écriture ainsi qu’avec le vécu-en-musique du poète ne peut en effet mieux s’exprimer, finalement, qu’en citant les vers qui m’ont le plus retenue au-dessus, tel un souffle humant des sons inaudibles.

 

©Dana Shishmanian

 

(*)

 

Éric Chassefière (membre de notre comité de lecture depuis octobre 2022, accueilli aux Salons de janvier-février 2021 et de novembre-décembre 2022, ainsi qu’à la rubrique Créaphonie de mars-avril 2020) est un poète qui sillonne en profondeur. Il est l’auteur d’une quarantaine de recueils publiés essentiellement par Rafael de Surtis, éditions de l’Atlantique, Alcyone, Sémaphore (Quimperlé) et Encres Vives (maison dont il reprend le flambeau : voir dans ce numéro même son hommage à Michel Cosem à la rubrique Une vie, un poète).

Lire aussi, sur la toile, son portrait bio-bibliographique par Karel Hadek sur le site de la revue Les hommes sans épaules, l’entretien avec Clara Regy en juillet 2021, sur le site de la revue Terre à ciel, ainsi que la confession du poète et des lettres qui lui sont adressées concernant son œuvre, sur le site Dans les brumes (site créé par le regretté Daniel Brochard – à qui Éric a rendu un vibrant hommage à la rubrique Gueule des mots de janvier-février 2023).

 

 

Éric Chassefiere

Note de lecture de Dana Shishmanian

Francopolis, novembre-décembre 2023

 

 

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