DANA SHISHMANIAN
Chêne
foudroyé près de la chapelle de Kernéant (Bretagne)- 2010
Dana Shishmanian
Mémoire 1
Lucien
luciole
tu fus le premier mort
de ma vie
tu avais sept ans
j’ai écrit ton nécrologe
j’avais sept ans
je t’ai nommé ange et j’en fus révoltée
même si – on le disait – Dieu t’avait rappelé
je te vois toujours au plus profond de moi
comme ma propre image
dans un puits sans fond
je distingue tous tes traits tu veux parler tu es muet
la bouche entrouverte dans un sourire absent
le front froncé les yeux bleus transparents le visage translucide
on dirait d’une cire très fine illuminée par une flamme
prête à s’éteindre
mais elle palpite et appelle du tréfonds de mes rêves
tant que je ne t’aurai pas rejoint
mon fiancé secret que je semble avoir oublié tu es là
sans même savoir que tu m’attends
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Narziss und Goldmund
Trop vaste est le thème de ma vie pour moi seule
ma compréhension a beau faire le grand écart
je ne comprends toujours pas
mon esprit a beau s’évertuer dans tous les sens
j’ai de moins en moins d’esprit
mon cœur a beau saigner -
les gouttes qui tombent sur mon pain quotidien
ne nourrissent nul être
et nul être n’en a cure
j’ai beau souffrir les mille et une morts de l’humanité
je suis toujours là
morceau inutile non né non fait
recevant les larmes brûlantes de l’éther
tel une pierre explosée par le gel d’une nuit de désert
alors que se prépare la fournaise du jour de l’avent
Mais toi tu es resté sur place
tu ne t’es pas consommé
ou plutôt
tu t’es consommé autrement
en t’absorbant
dans tes lectures dans tes rêveries dans tes écrits
tu t’es abscris
as-tu rien compris
à toi à moi à soi à voie
Vient l’heure
où nos parcours s’achèvent sur une marre
ni grève ni trêve
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Mémoire 2
Je chante dans ma tête
je cherche à me rappeler
la chanson au sang et aux jets de pierres
que me chantait ma mère
elle ne veut plus me la chanter
pour que je n’en répète pas les paroles
on pourrait se faire arrêter
on ne parle pas politique à la maison
mais maman c’est quoi ça politique, est-ce le sang et les pierres
chante-la moi chante-la moi
Alors je l’invente cette chanson entendue une seule fois
mais dans ma tête, sans voix
perchée dans le mûrier qui pousse au fond de la cour
pour me cacher
ses branches sont depuis rentrées dans mes rêves
ses fruits se sont enfouis dans l’arrière-goût de mes mets
son frémissement au vent balance mon corps quand je dors
c’est l’arbre à paroles dont je me nourris toujours
amnésique et ingrate
il ne me protège plus maintenant il m’a déjà trahie
quand un homme est entré par le portail de la cour
et m’a vue
il m’a appelée et je n’ai pas pu me taire me faire invisible
le mûrier m’a laissée choir comme un fruit trop mûr
j’ai été happée par la vie
j’ai aimé je mourus je ressuscitai
j’écrivis
la balançoire suspendue à la branche basse de l’arbre
me balance encore et toujours – tiens c’est pour cela
que je ne peux pas m’empêcher
de vouloir encore inventer les paroles de cette chanson refusée
De sa mélodie déchirante j’ai fait une berceuse pour mon fils
que tu pousses grand et fort et n’aie peur de rien
car rien ne protège sauf le vent
qui dépouille de tout
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Bruits de fond
Le bruit de fond du sang
roulement sourd de notre véhicule dans l’espace
les chuintements aigus et brusques
des objets cosmiques tombant derrière nous
les vrombissements des grandes ondes multicolores
montant vers des étoiles invisibles
le grave grondement de l’espace en arrière-fond
le son rasoir de la lumière
qu’on perçoit dans sa tête
en pleine obscurité
les traces sonores de tous nos voyages
depuis le big-bang
se bousculant entre mon oreille derrière la tête
et ma bouche
dont elles balbutient la sortie
on dirait des légions de démons claustrophobes
qui vont m’exploser le cerveau
si je n’arrive pas à leur donner voie de parole
oui des gémissements aussi
des cris des hurlements des grincements de dents
des trionfi magnifiques
des chuchotements
des lip-lip tap-tap des pas de chat
et à nouveau et toujours
la vibration sourde de l’espace
engouffré en lui-même
tel le vent dans une grotte
dont l’entrée raisonne comme un tambour chamanique
quand des crépitements alternent avec les bouffées du souffle
d’une explosion intime
ma voix s’est éparpillée par terre
comme des vertèbres d’une épine dorsale
projetées par une tornade
un rythme se lie petit à petit
et se délie aussitôt
c’est le temps
entre-coupure de l’espace sonore
intermittence non concomitante
sinon – silence
mais au fond du fond
il ne subsiste ni son ni non-son
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Chromatiques sous vide1
Le four oui le creuset où l’on prépare l’Œuvre
le ventre gravide de mon poème futur
préparation perpétuelle et tout est préparation
sauf que la matière fondue tortue touffue se déverse en tous sens
des reliefs de lave incandescente se forgent dans le vide
de plus en plus envahi
l’espace prend conscience d’en être un au fur et à mesure que
le plein et le vide se modèlent l’un l’autre
communément laminés par les sons d’orgue et retissés ensemble
par les cordes
tissez tissez la toile du monde tisserands de mon rêve
coulez coulez mes eaux de cloches comme des vases renversés
bouillez bouillez trompettes dans mes entrailles exposés au nord
résonnez résonnez tambours au-delà de mes tympans agrandis à l’est
et à l’ouest
répandez-vous violons en pluie sans répit plein sud
de moi tout sort et c’est moi que le tout enferme en son milieu
telle une oreille spatiale
l’oreille spatiale écoute en toutes les directions
en profondeur en surface et en hauteur
l’oreille spatiale n’entend rien elle reçoit seulement
ce que l’espace dont elle est l’unique organe de sens émet
quand frissonnant et s’agitant comme un malade
son corps virtuel spasmodique projette des morceaux de son brut
sauvagerie constructive sous la baguette d’un apprenti sorcier
hypothétiquement absent
ô gammes couleurs ordonnées louange à vous
car à travers vos interstices indécis
la trame du vide nous envoie ses appels déchirants
d’une passion inassouvie
sans quoi nous ne serions qu’ombres et contours d’ombres
quelle plénitude de matière première remonte en nous par ces afflux
de désordre pourri
et quelle belle tornade nous emporte hors de nous avec les éclats d’abîme
qui crépitent sur nos têtes éclatées
alors que nous rêvons encore et toujours
d’étoiles impérissables
(1.Paru initialement
dans Exercices de résurrection,
Hélices, 2008).
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Mémoire 3
De mes voyages à travers le pays
s’échappent des gouttes d’eau projetées au visage
et des aiguilles fines de fumée piquante
poussées derrière par le vent fort d’une locomotive à vapeur
une des dernières sans doute
alors qu’elle sape un tunnel à travers les forêts
et pénètre en rugissant dans le ventre montagneux
de ma terre natale
m’ensevelissant non née non faite
telle une poupée chamanique
Dans mes yeux
les crépuscules ont semé des visions secrètes
du rouge-sang mêlé de bleu violacé à l’horizon
ressortent comme des signes d’une écriture inconnue
les toits huilés des maisons de campagne
les bras en balance des puits à seau
abandonnés comme des membres amputés
sur un champ de bataille
les sommets noirs cruciformes des églises en bois
dont les fresques oubliées ont glissé dans mon sang
leurs couleurs apocalyptiques
les lumières chaudes frémissantes des fenêtres
palpitent dans la nuit derrière les villages
une attirance animale me signale que des humains
y mènent leurs drames de tous les jours
et je ne peux rien pour eux
Vient la mer
sur une plage brûlante
s’immiscer dans mon corps
mon ouïe est toute vague
mes narines raffolent du sel marin
ma bouche se remplit de sable
avec la volupté de l’amour
fait à l’instant de la mort
mes yeux fermés flottent dans la lumière blême
qui s’est ouverte derrière mes paupières de cendres
je danse tel un bouchon sur les flots
bouteille à la Mer Noire
abandon délicieux au néant virtuel
qui me rêve
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D’une langue à l’autre
D’une langue à l’autre
on dit qu’on change de culture
de pays d’espace-temps d’humaine ambiance
ce n’est pas cela
ce sont nos organes de sens qui changent
en même temps que leurs objets
on flaire différemment les mots
on les sous-pèse autrement
on les goûte moins on les touche à peine
on les lance des yeux
on les entend bourdonner
sans rythme régulier
on en vient aux rimes faciles
aux calembours
on a alors envie de les écorcher
la sève doit être quelque part
mais peut-être pas sous l’écorce
peut-être est-elle à l’extérieur
dans le vide qui les fait cliqueter
elle est ce vide même
la manne que je mâche depuis toujours
dans le no man’s land de mes sans-rêves sans-paroles
elle est cette lumière blême
incurvée au bout de l’œil-tunnel
où le plus et le moins infini coïncident
sans se toucher
si la synchronisation est atteinte le cycle s’arrête
le nirvana – seule alternative
à l’écriture
|
Cinq
Un, deux, doigt, carré, cinq
le monde tourne, le jeu est dingue
et dans l’apostrophe d’une heure
impassible tu demeures...
Tout leurre est une tartine de beurre.
Meurs !
À l’avenir
venir à cheval.
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Bio-biblio
Dana Shishmanian,
née en Roumanie, diplômée de l'Université de
Bucarest avec une thèse de maîtrise en littérature
comparée, Elle vit et travaille en France depuis 29 ans.
Membre de l'association de poésie Hélices, elle a débuté dans la revue sur le net Le Capital des Mots
d’Éric Dubois (décembre 2007) et publié aussi dans
Comme en poésie, Arpa, Décharge, Esprits poétiques
(Hélices), Textes et prétextes (Le chasseur abstrait), Les cahiers du sens 2010, des anthologies comme Francopolis 2008-2009, Flammes vives (2010 et 2011), L’Athanor des poètes 1991-2011, et enfin, sur plusieurs sites de poésie dont Francopolis2.
Un premier recueil, représentant une sélection, due au
poète Emmanuel Berland, d’un volume plus ample intitulé Exercices de résurrection, est paru en octobre 2008 dans la collection « Poètes Ensemble » d’ Hélices.
Elle a animé en 2010, avec l’écrivain mauricien Khal Torabully, la collecte de poèmes Poètes pour Haïti (parution chez L’Harmattan, collection Témoignage poétique, janvier 2011).
Elle a assuré la direction littéraire de l’anthologie Esprits poétiques n°4- Sortilèges (Hélices, mars 2011).
En décembre 2011 est paru chez L’Harmattan son deuxième recueil de poèmes intitulé Mercredi entre deux peurs (117 p., collection Accent tonique).
Par ailleurs elle est coéditrice, avec son mari, A. A.
Shishmanian, historien des religions et poète également,
du volume collectif Ascension et hypostases initiatiques de l'âme.
Mystique et eschatologie à travers les traditions religieuses
(Paris, mai 2006), dédié à la mémoire de I.
P. Couliano, ainsi que d’une publication périodique
intitulé Les Cahiers « Psychanodia »
(première parution en mai 2011).
Depuis 1990 elle poursuit une carrière d'ingénieur
informaticien et s'est spécialisée en architectures des
systèmes d'information. Elle vit à Neuilly-sur-Marne.
et plus ici
Francopolis
- Gueule de mots... Libre parole à Dana Shishmanian
- Librairie
- Lectures Chroniques : Exercices de résurrection
- Invitée au Salon, février 2012
- Francosemailles - Denis Emorine (fev.2012)
- Lectures Chroniques - Patricia Laranco (fev.2012)
Membre du Comité Francopolis (février 2012)
Textes : Dana Shishmanian,
Extraits du recueil "Mercredi
entre deux peurs," L’Harmattan, 2011.
Reproduit avec l’aimable
autorisation des éditions L’Harmattan.
&
Photo : Dana Shishmanian
(chêne foudroyé près de la chapelle
de Kernéant (Bretagne) – août 2010)
Salon de lecture
Francopolis février 2012
recherche Gertrude Millaire
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