Voisins du jardin de ma tante
Gica étaient quelques charbonniers d’Oltenia. Ils allaient tout le
jour avec leurs corbeilles accrochées au palanche, se penchant
sous le faix, ayant des charbons à vendre. Les maîtresses
de maison ne l’utilisaient pas pour la grille de fête de nos jours,
mais comme “nourriture” donnée à la machine à repasser.
Dans leur empire noir, partout, il y avait des tas de charbons, soit
en plein air, soit amassés dans des remises en bois. Pendant
l’été, la terre autour d’eux, noir comme le goudron, brûlait
comme le feu. Je passais parmi les palissades édentées,
changeant le paradis vert du jardin à l’empire du Diable, me roulant
par terre comme un oiseau dans la poussière chaude et noire…
Le soir quand on m’appelait à la maison, seulement le blanc
des yeux était visible, reconnus plutôt d’après la voix!
Je restais tout le jour à côté d’eux. Je voyais comment
on brûlait, au feu couvé sous la cendre, le bois, dans un rituel
païen, comme ils préparaient le charbon, ensuite partagé
et chargé dans des corbeilles..
Quand le soleil s’assoupissait dans la croix du ciel, à l’ombre des
montagnes noires, les charbonniers mettaient sur des souches de bûches
les essuie-mains en toile de lin, ornés aux fils de coton teint, en
préparant leur déjeuner. Le contraste entre le brouillard épais
qui inondait tout et les quelques taches blanches, lourdes à cause
de la lumière, donnait au moment un plus de grandeur.
Ils versaient de l’eau l’un à l’autre, dans un acte d’arrière
pénitence, assumée naturellement, après quoi ils
se frottaient fortement les paumes et le visage. Faisant une grande
croix, pour circonscre, à la fois, des hommes et des lieux, ils
s’asseyaient à l’aise sur les charbons, les jambes croisées.
Mon regard les fixait comme enchanté..
Ils sirotaient la soupe aigre aux haricots blancs avec des cuillères
en bois, qu’ils faisaient plonger dans les jattes en argile. Ils rompaient
avec leurs mains noires la polenta buée et ils mangeaient hâtivement
de grands morceaux, avec les mèches d’oignon, cassés dans le
creux des mains.
Je suivais leurs mâchoires osseuses comme elles bougeaient
vite sous la peau noire, brillante. Habillé par le désir, les
yeux- navette entre leur bouche et la jatte avec les
haricots blancs, j’aurais donné tous mes boutons collectionnés
pour une cuillère de haricots. Puis j’allais à la maison,
demandant à maman de préparer pour mon anniversaire de
la soupe aigre de haricots dans des terrines en argile et un gâteau
de polenta. Le seul omis, consciemment, était l’oignon.
J’aimais “voler” le métier de chacun et, grâce au ciel, j’avais le choix.
Dans notre cour et parmi les voisins il y avait toute sorte d’ouvriers qualifiés:
des tailleurs en pierre, des forgerons, des boulangers, des hommes qui faisaient
des cercueils, - la proximité de l’église Bălăneanu assurant
un lieu favorable et un bon point de consommation -
Après l’avènement du communisme, tout près du Festival
Mondial de la Jeunesse, l’atelier de cercueils a été
fermé. Dans le régime socialiste, déclaré invincible,
la mort était devenue une diversion. À sa place a été
ouverte une Maison d’aide pour les retraités. Mais comme la
vieillesse ne pouvait pas être, elle-même, un sigle honorable
du système la nouvelle maison eut, elle aussi, une existence éphémère.
Au contraire, un “Centre de documentation et propagande du district” est apparu.
Avec la firme mentionnée, sur la porte on fixa aussi un cadenas, pas
si souvent ouvert. Approximativement, tous les mois, quelques gros bonnets
du district descendaient d’une limousine noire. Le chauffeur d’auto
portait du porte-bagages les navettes de bière et de vin, haletant,
dedans. Quelques heures après, par la fenêtre ouverte
retentissaient les fredonnements des activistes, signe que les documents
de parti avaient été “sérieusement appris” !
Mais on rencontrait les mêmes métamorphoses partout.
Le forgeron Dumitrescu, dont j’ai déjà parlé,
ne m’agréait pas. Morose par nature, accablé de soucis
et de nécessités, le pauvre homme adoucissait son âme
avec un petit verre d’eau –de- vie de seigle. Alors il me permettait
d’entrer dans la forgerie, laissant à mon goût ses soufflets.
J’étais aux anges. Le fer me clignotait à ses yeux incandescents
du lit de braise. Ensuite, chassé de cet abri brûlant par les
dents gloutonness de la pince, il était martyrisé par les coups
du frappe-devant sur l’enclume, en protestant par des gerbes d’étincelles.
Vaincu, il grésillait une dernière invective de
l’eau dans laquelle il était jeté. Bougeant sans cesse les
soufflets qui donnaient vie à la cendre, j’étais
fier que dans ce “jeu du feu”, je jouais, aussi, un rôle…
Au contraire, le patron de
l’atelier du tailleur de pierre, l’Italien Alfredo de la Giaccomo- me laissait
rester autour de lui tant que je voulais. Je recevais un petit morceau de
marbre, un ciseau édenté et un marteau, travaillant à
côté des tailleurs en pierre. La poussière minérale
nous enveloppait sous son pan blanc-étincelant, tout semblable
à la neige de Noël. Les brins de marbre sautaient sous
les coups des ciseaux –des projectiles jetés par une fronde invisible.
Sandu et Scopaie, les apprentis de l’Italien, avec leurs heaumes en
journal sur la tête, semblaient des hommes en pierre. Dumitru le “frotteur”
de l’équipe, polissait les monuments finis ou taillait les blocs en
marbre avec une scie géante qui se mouvait au-dessus de la limaille
en fer, toujours humectée. Un travail dur qui m’évoquait l’effort
des esclaves sur des galères et qui pouvait durer deux-trois
jours. Et quand la dureté de la roche était définitivement
vaincue, l’équipe vivait un moment de triomphe. À côté
d’eux j’entendais sans censure, des contes et des historiettes amusantes
piquantes, mêlées aux injures déchéantes, qui calmaient
d’une certaine manière les ruisselles de sueur qui inondaient
leurs visages.
Je commençais à comprendre la dureté de la vie.
J’avais en soin de ne pas les colporter en famille, bien que
je puisse l’avouer, pas une seule fois je les trouvais la place dans
l’autre monde et je me freinais à peine.
Dès que je quittais l’atelier, blanchi de la poussière de pierre,
je devenais un garçon sage, un peu, peut-être sale, mais “raisonnable”,
comme disait maman.
C’était le premier exercice de duplicité, je reconnais
avec douleur, a été nourri après par la vie dans la
société totalitaire par laquelle j’ai passé, s’augmentant
monstrueusement, à peu près étouffant mon âme…
Au fond de la cour, dans le voisinage de l’atelier il y avait une remise
étendue. Là on moulait, dans des coffrages en bois, les
socles en mosaïque des monuments funéraires.
Aux moments accablants du midi, quand tout le monde engourdissait
sous le feu du jour d’été les travailleurs s’allongeaient
sur les planches blanches en bois de sapin, sur les placages des moulages
s’assoupissant à l’ombre. J’avais devant mes yeux des images
chargées des symboles, détachées d’un film de Fellini
ou Resnais, regardées par l’oeil de l’enfant comme de banals fragments
de vie. Combien bouleversantes elles m’apparaissent aujourd’hui ces
scènes-là avec des hommes d’un blanc étincelant, poudrés
par les cristaux de la roche, soumis par le pouvoir du sommeil, les yeux
fermés pour toujours, mais ouverts vers d’autres mondes. Leurs
corps affaiblis, surveillés par les monuments funéraires,
me semblaient bouleversés par une main hostile, pas encore décidée...
Je ne comprenais pas l’éloignement des ces hommes vis-à
-vie des choses tristes, au milieu desquelles ils vivaient. Ils avaient
entendu avec moi l’histoire de la fin douloureuse d’un parent, où
ils avaient été des témoins aux litanies des parents
qui avaient perdu leur fils… Il y avait tant de douleur qui pesait autour
de moi, que chaque coup de ciseau avait comme correspondant un
sanglot. Mais ils riaient et se réjouissaient….
La relation avec l’Italien n’était pas toujours aussi bonne. À
la célébration de l’un de mes anniversaires, j’avais reçu,
comme cadeau, une véritable balle de football ( celle en chiffons,
improvisée conformément au patente de Fuli avait été
déposée au musée du “Grenier”) J’avais, maintenant une
vraie merveille pour moi et pour mes frères d’espiègleries.
Pour quelques objets, la note de chose personnelle est plus discrète
et l’esprit de possession adouci, s’adressant à un grand groupe. Cette
vessie en cuir grossier, gonflée par nous avec la bouche, était
devenue la propriété commune des trois “rues” qui avouaient
« leur passion colérique » par des coups de pied
dans notre grande cour… Des shots-bombes jusqu’aux “bougies” qui fendaient
le calme du ciel, tous les procédés apportés
par les plus aimés des stades étaient essayés.
Mais parfois le ballon querelleur prenait des trajectoires étranges,
s’arrêtant à la porte de l’Italien. L’honnête macaroni
s’était montré être une sorte de Casanova dans la version
du faubourg bucarestois. Les amoureux automnaux, dans le moment des
douces caresse se réveillaient sous la canonnade de nos boulettes….
Il faut reconnaître que, si la désillusion ( simulée
ou réelle) d’une dame peut être notable, au contraire l’échec
d’un homme qui fait une investigation d’espérance, d’efforts et d’argent
peut annoncer un désastre. Pour ne plus parler que « l’œuvre
» élevée à tant de peine se détruit
en un seul moment… Par conséquent, l’Italien se précipitait
dehors, les cheveux ébouriffés et les vêtements
chiffonnés, jetant désespéré toutes les “subtilités”de
la langue de Dante.
Les heaumes en journal des ouvriers apparaissaient aux fenêtres, secoués
spasmodiquement, et je notais qu'aux moments de colère, l’homme parle
sa langue maternelle.
C’est naturel qu’après une telle situation la cote de
sa sympathie baissait brusquement. La diminution “de la récompense”
est apparu pendant un après-midi quand, en l’absence de mes amis,
je suis entré avec la nouvelle balle dans son atelier et je
l’y ai oubliée. C’était suffisant pour le “méchant”
qui l’a cachée dans le trou de l’atelier. Le soir j’ai reçu
une leçon cuisante. Par la dureté de son administration, elle
a gagné une place remarquable dans ma mémoire.
Touché par des remords (j’avais raconté sur la dure correction
dans l’atelier), après une semaine, l’Italien a rendu la balle
à grand-mère.
C’était une réparation tardive : j’avais connu la douleur d’une injustice.
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