La plume ou le pinceau
Avec une infinie patience, le poète
s'est mis à peindre ses mots, minuscules calicots contre le désespoir,
gestes vitaux dans la grisaille d'un crépuscule, fleurs à peine
esquissées, à peine balbutiées sur des lèvres sèches, signes ancestraux
qu'assoiffe une urgence, peut-être celle d'aimer, encre funambule
colportant quelque balbutiement nomade à la quête d'un puits.
Derrière lui, une cour où se
sont entassés, en un bric-à-brac subtil, les éclats d'une vie. Devant ses
yeux striés de fatigue, des bourgeonnements pour redire l'indicible de
saisons nouvelles. Et cette main à peine veinée de tremblements, qui
éparpille ses syllabes, accroche une syntaxe toujours plus rebelle, qui
pourfend le haïku de passage, amadoue et nourrit tant d'images en
partance.
L'urgence de l'écriture a
repris le pas sur la lassitude. Le sécateur élague le gourmand. Une
étrange bienveillance s'est mise à tailler les silences qui ne cessaient
d'engluer son espace vital.
Le poète s'est mis à peindre ses fleurs. Mot à mot. De
rouge, uniquement. On les appelle coquelicots.
Écrire
Long
rougeoiement de la pensée : ici se tordent les âmes dans l'espoir dément
d'un salut. Le passant croit voir un feu follet, un feu de joie en place de
grève. Mais il s'agit bien de la flamme qui dévore Botticelli sous les
yeux hagards d'un Savonarole. Une purification cabalistique après la
sédimentation de renaissances insensées, d'eaux lustrales et de printemps
aux chevelures débridées.
Car tout
fantasme a son prix.
Le
peintre a la chair au bout de son pinceau. Pour lui dansent les formes,
les désirs, les orgasmes. Le poète a ses mots sans limites, ses
pierreries, ses rêves d'éternité devant la page blanche qui l'éblouit et
le rend aveugle.
Non,
écrire n'est pas chose commune. Écrire est un acte dangereux : c'est une
mise à nu avant l'immolation. C'est l'arrachement du cœur avant
l'offrande au dieu aztèque, là, face à la dévoration de l'insatiable
Soleil. L'incantation du dernier instant se croit magique mais jamais
n'absout, jamais ne sauve.
Une
manière, croit-on, de coaguler ses péchés sur la fibre, le papyrus, le
vélin ou la pierre. Acte irréversible où l'écrivant avoue sa condition
humaine tout au bord de sa mise en cendres.
Ô
Lecteur, surtout n'écris jamais. N'avoue jamais ! Car tes mots resteront
à charge. Lourds, prêts au sacrifice.
Au
matin des mots
Ce
matin, le bestiaire des mots semble se taire. Ondule encore faiblement la
luciole d'un adjectif. Déchiré par une injonction en déroute, un oxymore
panse ses plaies. Après la fuite sanglante sous le bec d'un hibou,
cerbère guettant tout patois de souris ou de musaraigne, les sentences
d'un cauchemar à bout de souffle récupèrent peu à peu leur grammaire.
Du coup,
les fourmis en traits tillés reprennent leur marche frénétique, tandis
qu'hésitent des parenthèses en limaces claires. Ici et là sautillent
quelques points d'exclamation tels des merles après l'ondée, alors que
s'interrogent d'autres points sur les portées de la page.
Tout ce
monde en minuscules se réveille, s'ébouriffe sous une plume assoiffée
d'encre. Une à une se déplient les phrases embryonnaires : les voilà qui
sortent de leur cocon, nouent leurs fils de soie, astiquent leurs
paragraphes, tissent une improbable missive, une affirmation qui se
targue de superlatifs, un mot d'amour sans doute vital.
Dans la
complexité d'une fin de nuit, renaît le miracle langagier de l'aube. Et
chantent les mots d'une oraison nouvelle.
©Claude Luezior
Lauréat de l'Académie française
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