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Archives : Vue de Francophonie

 

Septembre-octobre 2021

 

 

Claude Luezior « au matin des mots »…

Textes inédits

 

Tableau de Jean-Pierre MOULIN, 80x80 cm

 

La plume ou le pinceau

 

Avec une infinie patience, le poète s'est mis à peindre ses mots, minuscules calicots contre le désespoir, gestes vitaux dans la grisaille d'un crépuscule, fleurs à peine esquissées, à peine balbutiées sur des lèvres sèches, signes ancestraux qu'assoiffe une urgence, peut-être celle d'aimer, encre funambule colportant quelque balbutiement nomade à la quête d'un puits.

Derrière lui, une cour où se sont entassés, en un bric-à-brac subtil, les éclats d'une vie. Devant ses yeux striés de fatigue, des bourgeonnements pour redire l'indicible de saisons nouvelles. Et cette main à peine veinée de tremblements, qui éparpille ses syllabes, accroche une syntaxe toujours plus rebelle, qui pourfend le haïku de passage, amadoue et nourrit tant d'images en partance.

L'urgence de l'écriture a repris le pas sur la lassitude. Le sécateur élague le gourmand. Une étrange bienveillance s'est mise à tailler les silences qui ne cessaient d'engluer son espace vital.

Le poète s'est mis à peindre ses fleurs. Mot à mot. De rouge, uniquement. On les appelle coquelicots.

 

 

Écrire

 

Long rougeoiement de la pensée : ici se tordent les âmes dans l'espoir dément d'un salut. Le passant croit voir un feu follet, un feu de joie en place de grève. Mais il s'agit bien de la flamme qui dévore Botticelli sous les yeux hagards d'un Savonarole. Une purification cabalistique après la sédimentation de renaissances insensées, d'eaux lustrales et de printemps aux chevelures débridées.

Car tout fantasme a son prix.

Le peintre a la chair au bout de son pinceau. Pour lui dansent les formes, les désirs, les orgasmes. Le poète a ses mots sans limites, ses pierreries, ses rêves d'éternité devant la page blanche qui l'éblouit et le rend aveugle.

Non, écrire n'est pas chose commune. Écrire est un acte dangereux : c'est une mise à nu avant l'immolation. C'est l'arrachement du cœur avant l'offrande au dieu aztèque, là, face à la dévoration de l'insatiable Soleil. L'incantation du dernier instant se croit magique mais jamais n'absout, jamais ne sauve.

 Une manière, croit-on, de coaguler ses péchés sur la fibre, le papyrus, le vélin ou la pierre. Acte irréversible où l'écrivant avoue sa condition humaine tout au bord de sa mise en cendres.

Ô Lecteur, surtout n'écris jamais. N'avoue jamais ! Car tes mots resteront à charge. Lourds, prêts au sacrifice.

 

 

Au matin des mots

 

Ce matin, le bestiaire des mots semble se taire. Ondule encore faiblement la luciole d'un adjectif. Déchiré par une injonction en déroute, un oxymore panse ses plaies. Après la fuite sanglante sous le bec d'un hibou, cerbère guettant tout patois de souris ou de musaraigne, les sentences d'un cauchemar à bout de souffle récupèrent peu à peu leur grammaire.

Du coup, les fourmis en traits tillés reprennent leur marche frénétique, tandis qu'hésitent des parenthèses en limaces claires. Ici et là sautillent quelques points d'exclamation tels des merles après l'ondée, alors que s'interrogent d'autres points sur les portées de la page.

Tout ce monde en minuscules se réveille, s'ébouriffe sous une plume assoiffée d'encre. Une à une se déplient les phrases embryonnaires : les voilà qui sortent de leur cocon, nouent leurs fils de soie, astiquent leurs paragraphes, tissent une improbable missive, une affirmation qui se targue de superlatifs, un mot d'amour sans doute vital.

Dans la complexité d'une fin de nuit, renaît le miracle langagier de l'aube. Et chantent les mots d'une oraison nouvelle.

 

©Claude Luezior

Lauréat de l'Académie française

 

 

 

 

Fils de cheminot, Jean-Pierre Moulin est né en Suisse, à Yverdon-les Bains. Il suit les écoles primaires et secondaires au Locle et à Bâle puis fait un apprentissage de dessinateur technique. Poursuivant sa carrière professionnelle dans l'industrie horlogère, il se met à la peinture artistique dès 1970. À son propos, Claude Luezior écrit : mettre une pincée de mots sur les tableaux de Jean-Pierre Moulin semble a priori chose téméraire. Car s'approcher d'un buisson ardent, d'une énergie en expansion comporte toujours des risques : électrocution du regard, court-circuit des habitudes. On entre dans un champ magnétique où l'artiste catalyse les couleurs, explore des crêtes à pinceau nu, organise une mécanique intime, détruit et rebâtit des fractures. Lien vers son site :  https://gallery-moulin-jp.ch/

 

L’écrivain suisse Claude Luezior est désormais bien connu de nos lecteurs. Nous l’avons accueilli dans cette rubrique même, avec des poèmes inédits et une présentation, en janvier-février 2021, et ses livres ont fait l’objet de plusieurs notes de lectures dont une dans le numéro susmentionné, et d’autres, également dans cette rubrique (sept.-oct. 2020, mars-avril 2021), ainsi que dans la rubrique Francosemailles (mars-avril 2019, nov.-déc. 2020).

 

 

Claude Luezior

Vue de Francophonie, septembre-octobe 2021

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