Ce qu'on y voit, ce que cela nous inspire, aux quatre coins du monde.

ACCUEIL

Archives : Vue de Francophonie

Septembre-octobre 2022

 

 

Victor Saudan : Lieux-dits

avec des peintures de Annegret Eisele

(Éditions du Petit Véhicule – cahiers Chiendents n° 169, avril 2022, 44 p., 11 euros)

 

Une lecture par Dana Shishmanian

 

Une image contenant texte

Description générée automatiquement

 

(*)

 

 

« Dire les lieux au moment de leur expérimentation – une verticale dans l’horizontalité de l’être. » (l’auteur)

 

C’est ainsi que le poète définit son entreprise, dans une dédicace au lecteur – cet Autre « je » à travers qui on se découvre soi-même tout en niant son « je » propre ou, autrement dit, en en inventant un « autre »… Un autre jeu du je : facile mais ô combien révélateur jeu de mots dont toute poésie se nourrit comme d’un monde suspendu, car la poésie est la plante virtuelle qui pousse d’un terreau sans attaches terriennes bien que tous lieux sur terres puissent lui servir de « sources d’inspiration » autrement dit, d’occasions de dire des non-dits. C’est sans doute d’ailleurs la raison pour laquelle ce dernier recueil du poète s’appelle, pour susciter en nous quelque clé de lecture, Lieux-dits… Ils sont lieux, parce que dits, et seulement autant qu’ils sont dits par le je-poète ; ils sont dits pour autant qu’ils sont reconnus et recréés comme lieux par le je-poète…

Déjà remarquée (voir la préface d’Eva-Maria Berg à son précédent recueil, Intervalles, parus aux même éditions en février 2021), la propension du poète suisse vers les vécus de l’instant – ces interstices dans le réel, qu’il soit fait de lieux, de faits du quotidien ou de l’histoire, ou enfin d’êtres, humains ou non humains – marque une libération de l’emprise de l’espace-temps. Il s’agit en même temps d’une poussée originaire d’où jaillit l’écriture et d’une trouvaille au bout de l’écrit lui-même, dans la mesure où, justement, se crée ainsi un subtil écho de sujet à sujet au travers d’un objet en osmose, distinct du soi et pourtant intégré à soi, car non seulement perçu mais dit

Dans ce nouveau recueil, l’immédiateté de la perception, qui s’avère en fait abyssale et vertigineuse, pousse le poète-flâneur à survoler « un monde en chute » et à « habiter au-dessus de l’abîme », se perdant dans des révélations déconcertantes, issues malgré tout de la simple observation de l’environnement : « dans quelle mesure un lieu existe-t-il en tant que tel / au-delà / d’un regard »… « et si tout était à venir / et si tout était là »…. (Par les vallées). En tout cas, « l’énigme est là » – et elle s’appelle Poésie.

Ainsi l’instantané s’absout de toute durée tout en plongeant dans les « temps immémoriaux » d’un geste éphémère : le café noir du matin, bu à une « table pour écrire » au milieu d’amis, d’étrangers… (Éloge du bistrot). Dans le monde perçu de près – les ruines d’une abbaye (Lucelle), des plantes (Dans mon jardin, Lierre), la plage (Sur le sable), de vieux remparts et une cathédrale (Revoir Langres), l’eau frémissante (Sur le lac) – l’auteur est en même temps un intrus et un abstrus : il y pose sa « table pour écrire » virtuelle, il décrit comme on décrie, comme on  décortique, comme on défait, dans une « absence/ disparition/ apparition » derrière les choses, en suivant « une spirale vers le néant », en restant/devenant « toujours le même/ toujours un autre », dans une « angoisse du vide/ envie d’angoisse », par un « besoin de me retrouver/ morceaux par morceaux/ corps désarticulé », pour danser « au-delà de toute pesanteur », « pour remplir/ le vide/ pour monter plus haut », tout en flânant « pas à pas/ vers une transe/ des ombres en correspondance », quand « le même et le différent/ deviennent un » et des « constellations perdues » s’insinuent « entre extérieur et intérieur/ couches invisibles », alors que l’eau du lac est « encre noire bouillante »…

Toute cette stratégie de l’écriture-continue en abstrusion au milieu du « monde » a paradoxalement le but d’un plus grand rapprochement du poète de ses « semblables », ses « frères » ; en se dépouillant jusqu’à la simple conscience perceptive immédiate qui guide la main qui écrit, il retrouve ainsi, plus près, son humanité génuine (comme on le voit presque explicitement dans le poème qui clôt ce recueil : Et maintenant faire le ménage). Le besoin de communication se fait sentir comme un second fil rouge, implicite, du recueil, surtout en réaction au confinement imposé qui a rendu désertes et muettes les rues, a décrété « l’interdiction d’aller chez l’autre » (Village près de la frontière), et a installé « la méfiance réciproque », « l’angoisse de l’autre », et ce silence forcé de fin du monde où tout voyage est « peut-être le dernier » (Train pour Milan).

Victor Saudan nous dévoile un laboratoire d’exercices spirituels autant que d’alchimie verbale, aussi minimaliste qu’efficace. Citons deux morceaux ciselés en or pur :

Saule soleil

soleil saule

seul

dans les ténèbres

de janvier

tu sors

du sol boueux

soleil du matin

resplendissant

explose

d’énergie solitaire (…)

à vivre

tu m’aides vraiment

soleil saule

solidaire

les jours

de grisaille

de pluie

de brouillard   (Le saule, p. 18)

 

Surgit, une lueur, un scintillement, un flamboiement

les cimes des arbres les plus hautes

s’embrasent rouge or habillées de la lumière

les nuages ont disparu

derniers rayonnements du jour

comme une apparition

de ce qui ne sera plus jamais visible.   (Sur le chemin, p. 35)

 

De telles exquises épiphanies de l’éphémère remplissent d’émerveillement : merci, poète !

 

©Dana Shishmanian

 

 

(*)

 

Nous sommes honorés d’avoir accueilli dans les pages virtuelles de notre revue, à cette rubrique même, quelques-uns des poèmes inclus dans ce dernier recueil de Victor Saudan, notamment au numéro de janvier-février 2022 (Par les vallées), janvier-février 2021, novembre-décembre 2020, et mars-avril 2020 (Train pour Milan). Voir aussi, pour une première introspection dans son univers poétique, ma chronique à son recueil Intervalles au numéro de mai-juin 2021.

Son site personnel : https://victorsaudan.fr/

Personnellement je suis particulièrement impressionnée par un récent entretien du poète, où il met à nu les ressorts de son écriture. Je me fais un plaisir de partager cette découverte avec nos lecteurs, en en extrayant quelques passages révélateurs (dans ma compréhension…).

D.S.

 

Victor Saudan, Dans un langage le plus simple je tente de créer un chant

 

« J’écris pour moi. C’est une sorte d’enchantement. Les rythmes et les espaces me font du bien. L’écriture est un moment d’extase qui m’approche de la transcendance. Elle me met hors de temps. Cet état d’extase n’implique pas forcément la joie, mais il me fait prendre conscience de ce que je suis et de l’espace autour de moi. L’écriture me permet d’accéder à un état hors du temps. L’espace est là. Des couches d’espaces dans lesquelles je suis et je vibre, et qui me mettent en relation avec une vérité qui est la mienne et me dépasse. Qui me permettent d’être d’autres personnes, d’autres lieux, objets, arbres, cailloux… Être en connexion. En relation avec le reste de l’existence, c’est l’essentiel de ce que je recherche. (…)

L’altérité fondamentale implique une communication. Je pense que l’on est soi-même à travers l’autre. (…)

En restant sur place, je devenais paysage, dans une sorte de méditation et de contemplation. Cela comportait quelquefois une part de sérénité et d’autres fois de grandes inquiétudes. Un vide total. Je dépassais le seuil de l’angoisse et je me mettais dans un état d’abandon et cela venait. (…)

Dans les phénomènes extérieurs, dans la matière, il reste des traces des passages de personnes disparues. Cette mémoire des lieux est accessible à d’autres, à ceux qui ont suffisamment de sensibilité. (…)

J’appelle cela l’altérité : quand quelque chose s’oppose à ta propre volonté. Quand tu acceptes qu’il y a autre chose en toi. C’est une interaction réelle où tu te rends compte que tu n’es pas seul au monde et que tu dois faire avec l’autre. Tu peux le tuer ou l’aimer. (…)

Je me sens un peu plante. Simple et bien ancré. Assez heureux même si des choses ne vont pas. La joie est aussi un choix ainsi qu’une grâce qui vient de l’extérieur. La poésie donne la parole à cette grâce-là. Un peu comme Saint François. J’ai un côté religieux sans religion. Heureux. »

 

Propos recueillis par Anne-Marie Zucchelli, 27 juillet 2022, Festival Voix vives, Sète (publiés dans la revue en ligne n(o)uages.com du 13 août 2022).

 

 

Dana Shishmanian sur Victor Saudan.

Vue de Francophonie, septembre-octobre 2022

 

 

Accueil  ~  Comité Francopolis ~ Sites Partenaires  ~  La charte  ~  Contacts

Créé le 1 mars 2002