« Dire
les lieux au moment de leur expérimentation – une verticale dans
l’horizontalité de l’être. » (l’auteur)
C’est
ainsi que le poète définit son entreprise, dans une dédicace au lecteur –
cet Autre « je » à travers qui on se découvre soi-même tout en
niant son « je » propre ou, autrement dit, en en inventant un
« autre »… Un autre jeu du je :
facile mais ô combien révélateur jeu de mots dont toute poésie se nourrit
comme d’un monde suspendu, car la poésie est la plante virtuelle qui
pousse d’un terreau sans attaches terriennes bien que tous lieux sur
terres puissent lui servir de « sources d’inspiration » autrement
dit, d’occasions de dire des non-dits. C’est sans doute d’ailleurs la
raison pour laquelle ce dernier recueil du poète s’appelle, pour susciter
en nous quelque clé de lecture, Lieux-dits… Ils sont lieux, parce
que dits, et seulement autant qu’ils sont dits par le je-poète ;
ils sont dits pour autant qu’ils sont reconnus et recréés comme lieux par
le je-poète…
Déjà
remarquée (voir la préface d’Eva-Maria Berg à son précédent recueil, Intervalles,
parus aux même éditions en février 2021), la propension du poète suisse vers
les vécus de l’instant – ces interstices dans le réel, qu’il soit fait de
lieux, de faits du quotidien ou de l’histoire, ou enfin d’êtres, humains
ou non humains – marque une libération de l’emprise de l’espace-temps. Il
s’agit en même temps d’une poussée originaire d’où jaillit l’écriture et d’une
trouvaille au bout de l’écrit lui-même, dans la mesure où, justement, se
crée ainsi un subtil écho de sujet à sujet au travers d’un objet en
osmose, distinct du soi et pourtant intégré à soi, car non seulement perçu
mais dit…
Dans
ce nouveau recueil, l’immédiateté de la perception, qui s’avère en fait
abyssale et vertigineuse, pousse le poète-flâneur à survoler « un monde en chute » et à
« habiter au-dessus de l’abîme », se
perdant dans des révélations déconcertantes, issues malgré tout de la
simple observation de l’environnement : « dans quelle mesure un lieu existe-t-il en tant que tel / au-delà /
d’un regard »… « et si tout était à venir
/ et si tout était là »…. (Par
les vallées). En tout cas, « l’énigme est là » – et elle s’appelle Poésie.
Ainsi
l’instantané s’absout de toute durée tout en plongeant dans les « temps
immémoriaux » d’un geste éphémère : le café noir du matin,
bu à une « table pour écrire » au milieu d’amis,
d’étrangers… (Éloge du bistrot). Dans le monde perçu de près – les
ruines d’une abbaye (Lucelle), des plantes (Dans mon jardin,
Lierre), la plage (Sur le sable), de vieux remparts et une cathédrale
(Revoir Langres), l’eau frémissante (Sur le lac) – l’auteur
est en même temps un intrus et un abstrus : il y pose sa « table
pour écrire » virtuelle, il décrit comme on décrie, comme on décortique, comme on défait, dans une « absence/
disparition/ apparition » derrière les choses, en suivant « une
spirale vers le néant », en restant/devenant « toujours
le même/ toujours un autre », dans une « angoisse du
vide/ envie d’angoisse », par un « besoin de me
retrouver/ morceaux par morceaux/ corps désarticulé », pour
danser « au-delà de toute pesanteur », « pour
remplir/ le vide/ pour monter plus haut », tout en flânant « pas
à pas/ vers une transe/ des ombres en correspondance », quand « le
même et le différent/ deviennent un » et des « constellations
perdues » s’insinuent « entre extérieur et intérieur/
couches invisibles », alors que l’eau du lac est « encre
noire bouillante »…
Toute
cette stratégie de l’écriture-continue en abstrusion au milieu du « monde »
a paradoxalement le but d’un plus grand rapprochement du poète de ses « semblables »,
ses « frères » ; en se dépouillant jusqu’à la simple conscience
perceptive immédiate qui guide la main qui écrit, il retrouve ainsi, plus
près, son humanité génuine (comme on le voit presque explicitement dans le
poème qui clôt ce recueil : Et maintenant faire le ménage).
Le besoin de communication se fait sentir comme un second fil rouge,
implicite, du recueil, surtout en réaction au confinement imposé qui a rendu
désertes et muettes les rues, a décrété « l’interdiction d’aller
chez l’autre » (Village près de la frontière), et a
installé « la méfiance réciproque », « l’angoisse
de l’autre », et ce silence forcé de fin du monde où tout voyage
est « peut-être le dernier » (Train pour Milan).
Victor
Saudan nous dévoile un laboratoire d’exercices spirituels autant que d’alchimie
verbale, aussi minimaliste qu’efficace. Citons deux morceaux ciselés en
or pur :
Saule soleil
soleil saule
seul
dans les
ténèbres
de janvier
tu sors
du sol boueux
soleil du
matin
resplendissant
explose
d’énergie
solitaire (…)
à vivre
tu m’aides
vraiment
soleil saule
solidaire
les jours
de grisaille
de pluie
de
brouillard (Le saule, p. 18)
Surgit, une
lueur, un scintillement, un flamboiement
les cimes des
arbres les plus hautes
s’embrasent
rouge or habillées de la lumière
les nuages ont
disparu
derniers
rayonnements du jour
comme une
apparition
de ce qui ne sera
plus jamais visible. (Sur le chemin, p. 35)
De
telles exquises épiphanies de l’éphémère remplissent d’émerveillement : merci,
poète !
©Dana Shishmanian
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(*)
Nous
sommes honorés d’avoir accueilli dans les pages virtuelles de notre
revue, à cette rubrique même, quelques-uns des poèmes inclus dans ce
dernier recueil de Victor Saudan, notamment au numéro de janvier-février 2022 (Par les vallées),
janvier-février 2021, novembre-décembre 2020, et mars-avril 2020 (Train pour Milan).
Voir aussi, pour une première introspection dans son univers poétique, ma
chronique à son recueil Intervalles au numéro de mai-juin 2021.
Son
site personnel : https://victorsaudan.fr/
Personnellement
je suis particulièrement impressionnée par un récent entretien du poète,
où il met à nu les ressorts de son écriture. Je me fais un plaisir de
partager cette découverte avec nos lecteurs, en en extrayant quelques
passages révélateurs (dans ma compréhension…).
D.S.
Victor
Saudan, Dans
un langage le plus simple je tente de créer un chant
« J’écris pour moi. C’est une sorte d’enchantement. Les
rythmes et les espaces me font du bien. L’écriture est un moment d’extase
qui m’approche de la transcendance. Elle me met hors de temps. Cet état
d’extase n’implique pas forcément la joie, mais il me fait prendre
conscience de ce que je suis et de l’espace autour de moi. L’écriture me
permet d’accéder à un état hors du temps. L’espace est là. Des couches
d’espaces dans lesquelles je suis et je vibre, et qui me mettent en
relation avec une vérité qui est la mienne et me dépasse. Qui me
permettent d’être d’autres personnes, d’autres lieux, objets, arbres,
cailloux… Être en connexion. En relation avec le reste de l’existence,
c’est l’essentiel de ce que je recherche. (…)
L’altérité fondamentale implique une communication. Je pense
que l’on est soi-même à travers l’autre. (…)
En restant sur place, je devenais paysage, dans une sorte de
méditation et de contemplation. Cela comportait quelquefois une part de
sérénité et d’autres fois de grandes inquiétudes. Un vide total. Je
dépassais le seuil de l’angoisse et je me mettais dans un état d’abandon
et cela venait. (…)
Dans les phénomènes extérieurs, dans la matière, il reste des
traces des passages de personnes disparues. Cette mémoire des lieux est
accessible à d’autres, à ceux qui ont suffisamment de sensibilité. (…)
J’appelle cela l’altérité : quand quelque chose s’oppose
à ta propre volonté. Quand tu acceptes qu’il y a autre chose en toi. C’est
une interaction réelle où tu te rends compte que tu n’es pas seul au
monde et que tu dois faire avec l’autre. Tu peux le tuer ou l’aimer. (…)
Je me sens un peu plante. Simple et bien ancré. Assez heureux
même si des choses ne vont pas. La joie est aussi un choix ainsi qu’une
grâce qui vient de l’extérieur. La poésie donne la parole à cette grâce-là. Un peu
comme Saint François. J’ai un côté religieux sans religion.
Heureux. »
Propos recueillis par
Anne-Marie Zucchelli, 27 juillet 2022, Festival
Voix vives, Sète (publiés dans la revue
en ligne n(o)uages.com
du 13 août 2022).
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