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 Illustration de couverture par Sever Miu

Chaque mois, comme à la grande époque du roman-feuilleton, nous vous présenterons un chapitre du roman de l'auteur roumain Sever Miu, "Des pas sans traces".
Une invitation à découvrir ou rédécouvrir cette moitié d'Europe dont nous avons été longtemps privé et dont nous pouvons désormais réentendre la voix.


Table des chapitres déjà publiés :

Chapitre 1 : La sortie de l'oeuf

Chapitre 2 : Dans le refuge-l'aphabet de la vie

Chapitre 3 : Le Retour

Chapitre 4 : Les contes des ombres

Chapitre 5 : Lettre à l'espérance

Chapitre 6 : De la foire... en Sibérie

Chapitre 7 ; Prière pour le pain

Chapitre 8 : Une monnaie byzantine pour une haure d'enfance

Chapitre 9 : De grandes fêtes, de grandes joies

Chapitre 10 : Chez nos parents, chez nos voisins 

Chapitre 11a, 11b, 11c...: Chez grand-mère

Chapitre 12:  Le rêveur apprenti

Chapitre 13:  Les jeux des saisons

Chapitre 14 : Des villégiatures

Chapitre 15:  Le premier harnais (cette page)



 Des pas sans traces

Chapitre 15

Présentation par l'auteur

  "Des pas sans traces" est un roman-poème sur le monde de l'enfance après la deuxième guerre mondiale dans un faubourg de Bucarest. La Roumanie était sous l'occupation des Russes et dans une période de la dictature totalitaire.
Commencé en 1986, puis revu, complété, il est terminé en 2003.
La poésie de l'âme d'un enfant protégé par ses parents se tisse avec les événements réels, comme veut le dire l'édifiante prière de l'enfant du début :"Mon Dieu, aide-moi à porter pendant toute ma vie mon âme d'enfant".
Dans ce livre, vous découvrirez des traditions, toutes les coutumes des gens pauvres, ceux qui formaient une mosaïque ethnique -Grecs, Italiens, Tziganes, Juifs, Bulgares .
L'école élémentaire, le collège et la faculté sont trois sortes de harnais qui recouvrent et dirigent l'esprit de l'enfant. L'épilogue essaye de déchiffrer le sens de l'existence.

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Chapitre 15

Le premier harnais



Tout  ce que le vent, le soleil, les arbres, la pluie, les chiens, les oiseaux, le serein du ciel m’auront enseigné devait maintenant  être  enfermé  au fond de mon âme.
Une autre  page blanche s’était tournée pour moi.
Ces  hommes- là désiraient me dire …..quelque chose.
Ce serait de bonnes, ce serait de mauvaises nouvelles, qui sait combien de choses insolites!
Ce n’était  bon  que si maman me disait: ” sois seulement tous yeux, toutes oreilles et “ mets tout dans ta tête”…
Malheur à ma tête!
C’était ainsi que je pensais pendant le dernier soir de  liberté, aprés que j’eusse fait  la prière, ne trouvant pas l’endroit convenable dans la literie.
Une photographie  du premier jour d’école est une expression de la tristesse. C’est comme si  on  avait photographié un point géant qui a écrasé la première enfance. Je sens comme il périsse sous ce disque noir, le fragment de  rire, les pas de la fuite et la pensée d’une plaisanterie.
Je  regarde  derrière.
Un  garçonnet  brun, les  grands  yeux et ronds, caracole à cause de l’impatience, fronçant comme contrepoids, le front d’inquiétudes.
Je passais sur ce chemin plus tard que les autres(environ sept ans et demie) mais il parait insupportablement tôt. C’est vrai que le secret des lettres je l’avais appris à 2 ou 3 ans et que j’ai commencè à lire les livres de la bibliothèque des parents, les dévorant au propre et …au  figuré.
J’apprenais dans une école de quartier, ni belle ni laide, semblable aux maintes “cachôts” de l’enfance. Un immeuble grisâtre, avec une cour couverte  de dalles en béton, auxquelles j’avais, pas une seule fois, pris l’empreinte  sur les genoux nus, qui dépassaient le tablier bleu. À l’entrée, il y avait un hall énorme où  retentissaient  pendant les récréations les sifflements et qui servait comme salle de festivités….aux occasions.
C’était “l’École  le numéro 33”(élevée plus tard au rang de lycée et rebaptisée  “Emil Racoviţa”).  “33” court comme au médecin, à l’armée ou au prison; soyons corrects, un peu de chacun….
Le bâtiment se dressait à un carefour qui deviendra, en 1953, à l’occasion du quatrième Festival Mondial de la Jeunesse, le chemin d’accès de première importance du pays –
“ Le 23 august”.
L’arène occupait le terrain qui, pendant les  premières années d’école portait le nom”Groapa lui Ouatu”(la fosse de Ouatu). Là, les élèves exerçaient les habitudes archéologiques, furetant parmi les déchets  pour découvrir de l’étain en feuilles, des roulements à billes, des étiquettes colorées, des articles qui  étaient offerts après par troc, dans un marché aux puces sui-generis.
Le premier contact avec l’école je l’avais fait par l’intermède de l’intendante de l’école “33”-Ţăţica   (la”Petite  Tante”)- une femme de la campagne, partiellement  urbanisée dans le faubourg de Vergului.Vers le milieu du siècle passé, on gardait encore l’acceptation  du mot ” ţaţă” (tante), parce que ce personnage  évoqué, n’aurait pas toleré le sens péjoratif utilisé  aujourd’hui, d’habitude.
Notre “Tante” avait une  grosse voix à cause des cigarettes”Plugar” et, probablement, à cause du titre  agrandi de testetorone qui égarait, absurdement, par son sang. Le regard  sombre et la main sur le balai, elle était toujours prête à se quereller. Intransigeante, la variante féminine de Robespierre, elle voyait dans n’importe qui un potentiel ennemi  qui pût  maculer la mosaïque, frottée avec zèle toute la journée. Je crois qu’elle aurait été la plus joyeuse si l’ombre des écoliers avait été supprimée sans  penser qu’il aurait disparu aussi l’objet de son activité….C’était, en même temps, une sorte de Salomon qui mesurait la justice des écoliers conformément à la longueur du balai…Ce modèle de dictateur qui m’a apparu dans mon chemin était un exorcice utile pour les temps dans lesquels  nous étions entrés.
Le deuxième personnage qui  a marqué mes commencements d’élève a été, bien sûr, l’institutrice - Madame Viorica  Băluţescu. Une femme de haute taille, le visage olivâtre et les yeux noirs, étincellants, un peu bombés à cause de son hyperthyroïdie. Quand elle se fâchait, elle serrait les lèvres, après quoi elle levait doucement le coupable d’une oreille, le pesait avec soin comme si elle ne voulait l’échapper et le  foudroyait du regard.
 Au début, nous  l’avions appellée “Madame”, mais après, quand on “s’était lié d’amitié”, elle nous a imposé de l’appeller "Camarade"! La rudesse de sa voix allait  comme la bague au chat avec l’appellation imposée par le système…
Mais ce n’était pas le seul changement étrange…Pendant le premier trimestre de la nouvelle existence, à la fin des classes on  prononçait  la prière ”Notre Père”. Après une période, on n’a prononcé aucune prière; on  attendait avec espérance la voix de la clochette, regardant fixement la photographie qui trônait au-dessus de la chaire- le père Stalin-.
Ce troisième personnage, dont l’ombre s’étendait dès maintenant sur mon existence, me semblait le plus effroyable. De là- haut, il nous surveillait les sourcils froncés quand nous “péchions”, copier l’un sur l’autre et nous n’avions pas l’espérance que notre geste  resterait impuni. Quelques fois, je le surpris  rire, ironiquement, dans sa barbe, quand l’institutrice  me trouva sans  le devoir écrit …

Ma grand –mère m’avait appris sur la grande  pitié de Dieu. La pénitence et la prière apportaient le pardon du péché. L’homme au regard tranchant et ironique ne connaissait pas la pitié…
J’avais entendu, une fois, mes parents chuchottant. Mon père racontait sur le massacre de Katin, ordonné par celui-ci.
Ma tante d’Obor m’avait lu  sur les souffrances du fils –prisonnier en Sibérie…
Existait-il quelques chances à nous protéger?
Le comble  a été quand, madame Baluţescu nous a obligés d’apprendre par coeur une poésie de Mihai Beniuc, intitulée ”Chanson”. Je ne me rappelle que la dernière strophe:
“Notre  cher Stalin
Le chemin a été long et difficile
Mais s’il avait été encore une fois
Nous n’en aurions pas  eu de mal
Parce que  la lumière de Kremlin
Nous a rendu le ciel serein
Et ton apprentissage
Nous a  allumé notre chemin…”
Dès qu’on a  terminé de lire la poésie, j’étais avec la main  levée. L’institutrice, intriguée, m’a demandé ce que je voulais.
-Où est ce Kremlin?
Elle a sourit me donnant des explications  géographiques qui me calmèrent un peu. Elle m’éloignait la peur qu’un jour  nous arriverions avec le “respective” dans un contrôle. J’ai mémorisé la poésie avec le plaisir au lequel j’avalais l’huile de “foie de morue (alors selon ma mère, cette médecine était la condition de grandir droit, quant à l’effet de la poésie j’en doutais..)
C’est matin. On nous a réunis dans le hall de l’école. Un jour sombre…sous les drapeaux  noirs,  brillait  l’espérance..
Les sirènes sonnaient longuement.
Nous attendions, immobiles, depuis  une heure.
Mes genoux avaient commencé à trembler.
Je savais que Staline était mort; mon père avait communiqué  la nouvelle à maman, au point du jour. Il l’avait apprise pendant la nuit à “la Voix de l’Amérique”. Je  prenais le thé dans la cuisine. Par la porte ouverte, quelques fragments de paroles me sont parvenus.
Je cherchais à les déchiffrer….
-C’est sûr, Dorisor, eux aussi, ils l’ont  communiqué.
-Oh, bon Dieu, ..peut-être…..
-C’est le temps  de te dépêcher vers l’école..
Je n’ai pas entendu le reste.
Maintenant, on devait nous en parler…Surveillés par les yeux sévères des professeurs, je  pensais pourquoi on tardait ainsi. En  doutaient-ils, encore ?
Au moment  établi de l’organisation du parti, devant nous apparut le directeur de l’école, Rabinovici, un petit homme, qui avais pris du  ventre et de la calvitie..
Il portait le costume bleu-marin avec lequel il se présentait à toutes les festivités. Ses yeux étaient rouges, sa voix tremblante

- Mes enfants, il faut  vous annoncer que le camarade Staline est mort. Il fit une pause, pour  amasser ses forces épuisées à cause de la nouvelle cruelle et continuait d’une  voix tonitruante:
-Mais il vit encore et vivra toujours dans chacun de nous.
Son affirmation m’avait effrayé. Comment serait-il possible? …qu’il soit devenu une sorte de  fantôme, qui  continue à faire des ravages dans les vies des hommes?

Je ne supposais pas que j’étais si  près de la vérité.  
Rabinovici a affaibli sa voix, nous invitant à garder une minute de silence, après quoi il a éclaté en larmes. Nous commençâmes à nous agiter, moins  à cause de l’émotion  de la nouvelle mais du besoin de nous dégourdir.
Rentré  à la maison maman a ouvert la porte, souriante.
-Eh, bien, qu’est-ce que vous avez fait aujourd’hui à l’école?
C’était une question standard, répétée jour après  jour, mais ses yeux étaient baignés en lumières…
-Nous avons  “fêté” la mort du camarade Staline!
Les drapeaux noirs  flottaient sur  les édifices, les cinémas et les théâtres  avaient  fermé leurs portes, à la radio on livrait seulement de la musique  funèbre.
Ça  et là, les  visages des hommes se rassérénaient à l’espérance.
Le temps a  passé.
Les choses ont suivi leur chemin tordu.
La mort du “père” n’avait  rien changé.
Son portrait est resté au-dessus de la chaire.
Les  professeurs l’appelaient, sans cesse, le camarade Staline.
Il  me semblait étrange qu’ils aient comme camarade un mort.
Mais, si c’était le  désir du  parti!
De l’Est, la tempête de neige rouge soufflait immobile.
Le  poison, inoculé  fortement, faisait son oeuvre.
Les  gens  étaient  fatigués d’espérer.
Quelques-uns, inconnus  par les autres, terminaient leur vie dans des prisons.
D’autres, qui avaient tout perdu, défendaient la vie, oubliés.
Les “futés” faisaient des compromis.
Avec chaque pas, ils ascendaient sur un cadavre, haut, toujours …..plus haut, vers le pouvoir.
Ceux  qui avaient  craché,  léchaient maintenant l’endroit, se fardant  le visage.. ils empoisonnaient les jeunes  êtres  innocents qui cherchaient leur chemin.
On exerçait “l‘art” de l’humiliation.
Le  “oui” bégué fixait le moment, néantisant n’importe quelle contestation.Une parole  signifiait la  mine de sel.
Les gens disparaissaint au beau milieu de la nuit.
De l’ombre de la peur, un arbre touffu s’était emparé de l’être. Dans les villages, les habitudes ancestrales se viciaient. Les économies de toute  vie se dissipaient. Les paysans étaient déracinés  et étaient menés  comme les troupeaux.
Les uns sortaient des rangées, se réfugiant dans des villes où pour un guignon ils oubliaient leur  origine. Maintes se sont laissés porter  par la vague.  Les pauvres d’hier se leurraient  avec des louanges. La grande -couronne en fer-blanc - les éblouissait.
Ils se réjouissaient que les  riches étaient tombés à la débine..
La souffrance était pour eux un remède.
Ils étaient devenus, lentement, sans le savoir les domestiques des domestiques.
Les derniers  apprenaient  à être  les maîtres..
La croyance était exilée. Les habitudes salies.
Le mensonge et le vol bénissaient les hordes.
“L’homme nouveau” venait d’apparaître.
Tous ceux  qui arrivaient près de moi, à demi, c’était  les années d’enfance qui  étincelaient trop pour qu’elles fussent avalées  par des excréments du temps. Le mur  avec lequel mes pauvres parents m’avaient  entouré, la deuxième redoute de la défense, tenait encore fort à l’attaque..
Le phénomène de ma socialisation a été douloureux. J’étais un enfant extrêmement  timide, d’une sensibilité exagérée. J’étais assis dans le banc penché sur le cahier, grignotant le bout du crayon qui devenait ainsi un blaireau. Je ne concevais pas à me battre parce que je produirais de la douleur à quelqu’un d’autre. Quand je perdais la raison, mes coups étaient si légers qu' ils amplifiaient la riposte de l’adversaire. Dans une classe avec des élèves très pauvres, j’ai été découvert dès le commencement que je n’appartenais pas à leur monde… Nulle part n’apparaît si bien la raison perpétuelle de la lutte  pour l’existence qu’à l’école. C’est le premier endroit où les différences prennent du contour, surtout que les méthodes de dissimulation ne sont  pas encore bien maîtrisées. La vie est dure, la survivance difficile.”Homo hominis lupus est”- le proverbe que mon père citait avec obsession devenait réalité  maintenant…et Malthus-le sorcier néfaste de l’enfance- était fortement entré dans ma vie!
C’est presque douloureux, la naïveté de croire dans  la bonté de ses semblables et le réveil à la réalité est triste. Du maculage  et de la destruction des cahiers, de la déchirure de l’uniforme, des querelles et crocs-en -jambe, jusqu’à la confiscation du sandwich-le résultat quotidien des renoncements de mes parents- j’ai parcouru toute la golgote des humiliations. C’était une leçon dure, mais utile. J’ai commencé  à  descendre des contes… Dans la prison de “33”, je ne pouvais même pas réclamer aucune tortionnaire. La répression aurait été dévastatrice.. J’ai cru que la souffrance de l’homme produisait dans l’âme des semblables  de la compassion; que ce sentiment était le combustible de la bonté qui, à son tour ,élève l’âme haut, toujours  plus haut. Au-dessus de la glaise humaine. J’apprenais maintenant  avec  stupeur qu’elle fait vibrer la corde  de la joie , de la satisfaction, descendant en bas l’homme jusqu’aux grottes de l’inanité. Dans un monde gouverné par la loi de la lutte pour l’existence, dans lequel Malthus regardait  ironiquement derrière l’épaule, la religion avait cherché de niveler les aspérités par le précepte de l’amour pour  son prochain. Les adeptes de Staline l’avaient chassée  de la vie, en ouvrant la “Boite de Pandora”..
Les gens commencèrent à se lacérer.. La lutte de classe dirigeait le carnage  officiel. Un peu  plus tard, après quelques dizaines d’années, j’allais constater avec une infinie tristesse que ces lois sont extrapôlées à l’échelle globale.. Les Francais, le plus gauche  peuple de l’Europe, ont joué  tout au long de l’histoire avec les principes communistes. Ils les ont soutenus continuellement hors de leurs frontières, mais, chez eux, ils  ne les  ont pas mis en oeuvre. Les sommets de leur “intelligentsia” glorifiaient  le”système rouge” est –européen  pendant qu’ils prospéraient sous “ l’odieux capitalisme ”. La  joie gallique s'hyperbolisait,  regardée  par le miroir des”opprimés” enviés.
J’ai dû m’adapter au fur et à mesure.
J’ai appris à contourner les cartes sur la vitre, à utiliser avec finesse le papier pour copier; j’ai appris  à gagner des “informations” à vol d’oiseau, à faire mes devoirs sur place, c’est-à-dire  pendant la récréation avant les classes, à deviner quand je serais  interrogé à la leçon, à manquer les classes quand il serait nécessaire, à ”oublier” le carnet de notes  à la maison, à être  plus indulgent avec moi-même et à me pardonner toujours. Voici l’image des premières années d’école: un champs miné par la souffrance physique, la crainte, les humiliations, tout marqué par les trois repères entrés dès maintenant  dans mon existence: la “Petite Tante”, l ‘Institutrice et ….Staline.

Pendant l’été de l’an 1953 à Bucarest , a eu lieu le Quatrième Festival Mondial de la Jeunesse  des Étudiants que j’ai souvent mentionné. La structure de ces  activités , évidemment communistes, pourtant, a produit  une onde d’animation du grisâtre qui appuyait le monde de la capitale. Le pouvoir  se donnait la peine de cacher la vie des humbles pour que les jeunes venus des pays capitalistes  fussent convaincus à  lutter contre l’exploitation. À côté des marchandises  distribuées sur  des cartes, d’autres commencèrent  également à apparaître. Alors j’ai appris le goût du chocolat et de la compote d’ananas apportés par l’oncle Oprea, le frère de mon père. Le rideau informationnel s’était  déchiré ça et là. ”Apprenions la langue  russe, en chantant”, ”Ici parle  Moscou”, des films comme “Des Cazaques de Cuban” avaient perdu le monopole absolu.
Une fenêtre s’ouvrait vers l’autre côté.
Des nouvelles émissions radiophoniques, des films, des livres étrangers pénétraient dans la vie sombre des gens, apportant une goutte de  couleur. Tout cela, à la même nuance de rose, mais c’était autre chose. Les mesures de garde et de surveillance ont été intensifiées. Les uniformes bleu-violacés patrouillaient  dans  des parcs et aux carrefours, leurs ombres s’élevant sur le gris de l’asphalte, semblable à des  barreaux géants. Qui sait combien d’autres civils s’y étaient  joints? La curiosité dominait la peur  …
Notre immeuble de Mihai Bravu se trouvait sur la principale artère d’accès vers le Stadion  23 August, le coeur du Festival, ainsi que devant mes yeux se succédait une entière géographie du monde.
Pas loin  du  carrefour des chaussées Mihai Bravu avec le boulevard Pache dit Maréchal Tolbuchin et  le boulevard  Ferdinand, baptisé le boulevard Dimitrov, approximativement   près de l’endroit connu maintenant comme la Place de Iancului, se trouvait pendant mon enfance la Pharmacie Lavoisier – l’oasis de mes apaisements et douleurs d’enfant maladif.
Y courait mon père, pendant le jour ou la nuit, acheter de l’aspirine Bayer, de la potion Rivieri, du bleu de méthylène ou de la péniciline Merck.
J’entendais ma mère, appeler papa:
-    Ionel, vas chez Lavoisier…
Mon père prenait le chapeau et le pardessus  afin de rendre une visite  ( dans ma tête) à ce noble et célèbre chimiste français . Bien sûr que “ son origine bourgeoise” le fait qu’il a été guillotiné pendant la Révolution Française, mais plutôt “le toupet” d’avoir  découvert la “Lois de la conservation de la matière “avant le  Russe Lomonosov , constituaient assez de raisons pour effacer ce nom du fronton de la pharmacie et de le remplacer avec un numéro. Mais  comme il arrive souvent, le repère était resté dans la mémoire des maintes personnes. En plein été, nous nous sommes tous réunis devant la Pharmacie Lavoisier.
Envahissant les trottoirs, nous nous sommes précipités vers les bordures  fortement gardées. Nous nous haussions sur la pointe des pieds, cherchant avec désespoir a dépasser du regard la foule  qui frissonnait de temps en temps.La Finlande, l’Inde, l’Allemagne, la Hollande, la Suéde – un  monde entier, complété par mes fantaisies, prenait  vie maintenant. De petits drapeaux et des écharpes flottaient, en caressant le feu de nos joues… Les mains s’étendaient  - pont, cherchant à toucher d’autres mains.
Ceux de derrière embrassaient les épaules de ceux qui avaient eu de la chance, comme si à travers  eux, ils auraient pu transmettre leur propre fluide. Le toucher était une tentative désespérée d’offrir un fragment de son être… Une sorte de lettre confiée aux autres semblables, plus chanceux, avec le désir de la porter vers la liberté, dans le monde de l’autre côté.
Une brise fraîche passait parmi les barreaux. Les soirs dans les parcs voisins ou au Théâtre d’été 23 August étaient de vraies éruptions de lumière et de couleurs. Le calme se fragmentait dans des mélodies exotiques. Et quelle me semblait charmante la grâce des danses indiennes, la sûreté des jongleurs chinois, dont les assiettes volaient au-dessus des têtes ¡
Dans ce monde je retrouvais le parfum du cirque qui m’avait fasciné. Baigné par la lumière et les couleurs, je revivais mes souvenirs. J’étais sur la place de l’actuel Théâtre National, avec son monde fait du rire et de larmes. Je me rappelle même maintenant le visage fardé de Céacanica, le vol du trapèze, le dressage des chevaux fougueux. Le silence  interrompu par le bruit des tambours me perçaient  l’âme avec la flèche de l’inquiétude…
En un clin d’oeil, le saltimbanque volait vers l’empire du rêve, liant les moments par un petit pont..
Un peu plus tard, j’ai tressailli devant la toile de Seurat”Le Cirque Fernando”-j’y redécouvrais les chevaux du “Cirque Krateyl”. Du cirque de mon enfance ne sont restées que quelques planches grisâtres. Un vol avait été arrêté. Les chevaux, eux-aussi, peut-être, pleuraient-ils.
Quelques années plus tard, quand la maladie de l’architecture gagnait le pouvoir, la maison des Krateyl disparaissait, elle aussi, sous la  lame des bulldozers. Une vie menée entre deux ruines.
Plus loin du centre  de Bucarest, dans la banlieue Rahova, les  rhinocéros en acier passaient par  la peine et  le calme des autres hommes.Un quartier entier vaincu…
Nero lisait des vers sur les ruines fumantes de Rome.
Les ruines du triste Bucarest n’ont  été “que” le décor d’un film….de guerre!
…………………..
-    A la lutte pour la cause de Lenine et Staline, en avant!
-    Tout en avant!
Un énorme carré dans la cour de l’école.
- Camarades pionniers, vous portez à vos cous la cravatte rouge, une petite partie de l’étendard de notre parti….Sacrifiez-vous pour lui!
Les doigts unis avec lesquels on salue, cela représente la solidarité des cinq continents dont  le communisme va triompher!
……………………
Papa m’avait dit avant de partir:
-Quand on est  parmi les loups, on  doit brailler comme eux!
Lui, qui n’avait fait aucun compromis, en refusant toutes les propositions d’adhésion au parti, il voulait que son fils fût à l’abri !
Maman me repassait  légèrement l’uniforme, murmurant, plutôt pour elle:
- Mais tu ne  dois jamais tomber dans leur piège!
Je regardais le mât au sommet duquel flottait le drapeau du parti.
…..
Sur  la façade de l’école, le drapeau à trois couleurs “s’agitait”, prisonnier, entre deux autres drapeaux rouges.
Deux contre  un,  c’était la proportion correcte!
L’enfilade d’élèves à qui on liait les cravattes s’écoulait  uniformément,  en répétant les mêmes gestes…….
Comme j’étais ennuyé, j’essayais de faire de petits cercles autour de moi sur le sable.
Les chaussures avaient été cirées pour la grande cérémonie.
Cela n’avait aucune importance!
Je marchais sur un chemin  qui m’était, tout à fait, étrange..
Sans le vouloir, moi aussi,  je me joignais à la meute…


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(À suivre, à vivre, rendez-vous dans notre prochaine édition pour le Chapitre 16)

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