LECTURE - CHRONIQUE 

 

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LECTURES -CHRONIQUES


Regards sur Un certain Plume :

Henri Michaux, Éditions de La Pléiade, tome 1 (suite).

 

par Dominique Zinenberg

 

 

  Envol, légèreté, désinvolture, silhouette (plutôt que personnage), Un certain Plume reste incertain mais devient plume vivante, active, plume pour encre, ancrant Henri Michaux dans son envergure d’écrivain, de poète et d’artiste. Plus que personnage, Plume serait Michaux lui-même, identifié, confondu avec le poète comme Dubuffet dessinant Plume et ajoutant entre parenthèses à chaque fois « Portrait d’Henri Michaux » le laisse entendre sans que le poète s’en offusque, bien au contraire puisqu’il dit (Je cite les notes de la page 1248 de La Pléiade) : « Oui, à cette époque de ma vie, Plume – tout Plume – était moi-même, Henri Michaux ».

  Plume meurt et renaît sans cesse. Ou bien il est témoin de la mort. Ou bien il fait mourir, de façon violente, sanglante, atroce. Cette projection agressive qui est constitutive du texte se trouve jouée et entretient avec le réel un rapport paradoxal, une force subversive et marginale très parlante (parce qu’extrêmement dérangeante) pour nous lecteurs du XXIème siècle.

  Plume est un oiseau nocturne. On pourrait dire qu’Un certain Plume est une continuation de La nuit remue car chaque facette des expériences de Plume correspond au récit d’un cauchemar. Si l’on peut partir de l’hypothèse que Plume et Michaux ne font qu’un, c’est dans la mesure où Plume serait un avatar nocturne du poète dont le seul recours, face aux rêves terrifiants auxquels ses nuits le soumettent, c’est celui de sa traduction diurne en récits. Michaux assume ainsi sa vie assassine onirique et se décharge de ce poids morbide, mortifère et culpabilisant.

  Le texte inaugural « Un homme paisible » contient en germe tout ce que les autres textes du recueil ne cesseront de dire et ressasser. Tout d’abord, il y a le refrain « et il se rendormit » qui scande ce poème en prose. Quoi qu’il lui arrive, Plume en homme paisible, se rendort. Il ressemble un peu au domestique de la marquise dans la chanson populaire qui à chaque catastrophe annoncée luit dit « Mais à part ça, madame la marquise, tout va très bien, tout va très bien. »

 Mais qu’est-ce qui se rendort en Plume alors même que le narrateur ne fait que raconter son rêve ? Ce sont des rêves en continuité qui se déroulent, créant une certaine logique paradoxale, celle du rêve où tout est bizarre d’entrée de jeu : le mur est mangé par des fourmis, puis la maison disparaît, puis le train passe sur le corps de sa femme, puis le juge l’accuse, enfin la sentence d’exécution est prononcée. Mais tout cela a lieu dans le rêve même, dans la force logique et absurde du rêve où Plume, malgré tout se rendort pour mieux jouir de la suite du rêve qui ne retient de la mort que son annonce. Le texte se termine par le refrain « Et il se rendormit » ce qui, bien évidemment, n’est nullement la mort, mais la possibilité pour le rêveur de devenir « Un homme paisible ».

 Le caractère onirique du texte est renforcé par le fait que le rêveur est le seul qui soit épargné. Rien ne l’atteint car à l’abri dans son rêve même, il se fait plume qui volète en l’absence de mur, de maison, de femme (coupée sadiquement en huit), en présence du juge qui condamne.

  La précarité de la condition du dormeur qui perd tout pendant son sommeil (réparateur) rappelle Mes Propriétés, le sadisme qui permet au rêveur d’assouvir sa soif de sang, de cruauté est pleinement actif dans le massacre de la femme de Plume et le surmoi culpabilisant est représenté par la figure du juge lors du procès qui prononce sa condamnation et la date de son exécution.

  Ce qui frappe, dès cette première vision de Plume c’est la proximité du personnage avec ceux de Kafka. Que Henri Michaux ait ou non lu Franz Kafka à l’époque où il écrit Un certain Plume importe peu au fond ! L’affinité des deux univers est saisissant : absurdité, humour, culpabilité, métamorphose, lien entre le rêve et la réalité, entre le lit où l’on dort et le réveil-catastrophe, tout concorde pour le plus grand plaisir du lecteur épris des deux écrivains visionnaires.

 

  « Plume au restaurant » démontre encore mieux le lien qui unit Kafka à Michaux. Nous sommes face à la même logique absurde qui conduisent aussi bien Plume que K (du Procès comme du Château) à ne pas pouvoir se sortir de la situation dans laquelle on les condamne à se justifier en vain.

  Plume déjeunait au restaurant, quand le maître d’hôtel s’approcha, le regarda sévèrement et lui dit d’une voix basse et mystérieuse : « Ce que vous avez là dans votre assiette ne figure pas sur la carte. »

  Le ton est donné : la machine infernale de l’absurde peut se dérouler. Plume payera le prix fort pour avoir commandé quelque chose ne figurant pas sur la carte, car au regard sévère du maître d’hôtel va succéder la présence hostile du chef d’établissement, puis celle d’un agent de police, remplacée par le commissaire de police, elle-même suppléée par le chef de la sûreté à qui Plume devrait avouer son méfait au téléphone : « Écoutez, je n’y peux rien. C’est l’ordre. Si vous ne parlez pas dans l’appareil, je cogne. C’est entendu ? Avouez ! Vous êtes prévenu. Si je ne vous entends pas, je cogne. » 

  Remarquons que comme dans le premier texte du recueil, l’affaire s’amplifie au fur et à mesure du déroulement du récit. On passe par étape d’une anecdote anodine à une affaire sérieuse où la police et la loi interviennent. Le rêve se transforme en  cauchemar et  la loi de la logique de l’absurde une fois déclenchée, ira jusqu’au bout, toujours dans le sens d’une culpabilité plus grande et face à des personnages représentant l’ordre et exprimant la sentence que le protagoniste mérite. 

  A mi-chemin entre la farce et la tragédie, le récit reprend l’idée de faute originelle liée au fait de manger au fruit défendu (transformé comiquement en côtelette dont d’ailleurs Plume ne mange qu’à peine) alors même que le fruit est à portée de main et lui a été servi, bien qu’il n’ait pas été inscrit sur le menu ! Inextricable situation dont seuls le rêve et les écrits de Michaux et de Kafka sont capables de s’emparer, suggérant ainsi l’état d’une société bureaucratique, totalitaire, et d’une inquiétante étrangeté, comme le dit si bien Freud dans ces mêmes années.

  Remarquons par ailleurs que Plume-Michaux n’évoque la nourriture que dans ses rêves : ici une malencontreuse côtelette qui ne lui portera pas chance et qu’il n’a commandé que par distraction. Si j’avais su, j’aurais volontiers choisi une autre viande ou simplement un œuf, de toute façon maintenant je n’ai plus très faim. Et plus loin dans le recueil, dans « La vision de Plume » (Un fromage lent, jaune, à pas de chevaux de catafalque, un fromage lent, jaune, à pas de chevaux de catafalque, circulait en lui-même comme un pied du monde.) un fromage qui devient un pied du monde. Rien de délectable en vérité dans cette description qui semble davantage une métaphore de la vision pour la rendre concrète et perceptible qu’un véritable objet de convoitise gustative qui se changerait en un ruban de terre, après éruption volcanique sans doute ! Enfin, ils [les cavaliers] parurent s’embourber et on ne les revit plus. Puis, tout à coup, comme un déclic, comme un débrayage se fit dans l’énorme chose molle et des débris rejetés de tous côtés se forma après un certain temps un ruban si long, si long et cependant si ferme que toute la cavalerie y aurait pu passer à grande allure. Plume, quant à lui, n’apparaît que dans le dernier paragraphe du poème en prose : Quant à Plume, assis au pied de son lit, il regardait ce spectacle en réfléchissant silencieusement… Comme une vision n’est pas un rêve, Plume se trouve assis sur son lit, regardant un spectacle et réfléchissant silencieusement à la naissance et à la mort simultanées d’un univers : la disparition de la cavalerie et de leur chef, la naissance d’un paysage autre, organique, bourbeux, tel un ruban. A jamais une vision obscure qui est belle aussi parce qu’obscure comme le monde intérieur, secret, sans paroles de Plume.

  Mais la scène de nourriture la plus paradoxale et partant la plus onirique est celle qui se déroule dans le texte intitulé « L’hôte d’honneur du Bren club ». Plume toujours rêveur n’est guère bavard et il se contente de manger de drôles d’aliments : La dinde était farcie à l’asticot, la salade avait été nettoyée au cambouis, les pommes de terre avaient été recrachées. L’arbre à grape-fruit avait dû croître en terrain de naphtaline, les champignons sentaient l’acier, le pâté sentait l’aisselle. Le vin était vin comme le permanganate.

  Plume, sans lever la tête, mangeait patiemment. Un serpent tombé d’un régime de bananes rampa vers lui ; il l’avala par politesse, puis se replongea dans son assiette.

 Décidément l’alimentation dans les cauchemars de Plume ne risque pas de l’inciter à manger à l’état de veille ! Mais le rêve ne s’arrête pas là. Entre en scène une voisine de table de Plume qui meurt en mangeant une langue de mouton à laquelle elle avait tant envie de renoncer. Et c’est alors que l’hôte enjôleuse de Plume lui dit ses mystérieuses paroles qui ne peuvent que résonner de façon ambigüe, sinon polysémique pour le rêveur-poète qu’est Plume-Michaux : Dans l’avalement des langues, toujours quelqu’un échoue. »

 

  A d’autres endroits du texte, Plume est soit acteur, soit témoin de massacres. « La nuit des Bulgares » en est une parfaite illustration. Ni une ni deux, comme on ne peut pas se fier à des Bulgares, on les tue. Cela se passe dans un train pris par erreur. L’erreur conduit à l’horreur. Dans cette histoire, tout est binaire : deux groupes d’hommes, les uns Bulgares, les autres non ; des vivants et des morts ; des hommes et des femmes - une vieille femme puis une jeune fille - ; les voyageurs et les contrôleurs ; la gratuité de l’acte (comme dans le roman de Gide Les Caves du Vatican paru en 1914 et dont l’acte gratuit se passe justement aussi dans un train !) et l’impunité ; le confinement puis la liberté finale des deux personnages masculins Plume et Pon ( pour une fois Plume n’est pas seul mais se trouve avec un compère.) Le sentiment de liberté est exprimé de façon exaltée dans le dernier paragraphe du texte : Ils arrivent, et une fois là, ils s’enfuient, ils s’enfuient. Oh ! vivre maintenant, oh ! vivre enfin !

  La morale est exclue dans les rêves. Le désir, les pulsions primaires meurtrières se réalisent de manière brutale. L’autre, au besoin on s’en débarrasse sans vergogne. Ce qui prévaut, c’est sauver sa peau, c’est ce cri primal du vivre qui régénère le dormeur dénué de scrupules et qui ne manquera pas d’être peu après dans un autre cauchemar un arracheur de têtes tout ce qu’il y a de plus habile ! (« L’arrachage de têtes », VIII)

 

  Le sexuel n’est ni oublié, ni écarté. On en trouve au moins deux exemples comiques et coquins : « Dans les appartements de la reine » et « Une mère de neuf enfants ». Avec la reine tout se passe comme dans un conte des Mille et une nuits : le raffinement des manières, le zeste d’hypocrisie sont le fil conducteur du récit dont on comprend assez vite quel chemin va conduire Plume et la reine dans le lit de cette dernière. Plume se soumet volontiers aux caprices de la reine, à ses demandes et exigences, mais comme la trame est cousue de fil blanc et archiconnue, le récit s’arrête par une phrase en italique suivie d’une interruption par une ligne en pointillé, puis d’une chute en un paragraphe qui casse le vaudeville, sans pour autant le censurer : « C’est alors que le Roi entra !

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  Aventures terribles, quels que soient vos trames et vos débuts, aventures douloureuses et guidées par un ennemi implacable. »

  Dans le deuxième exemple, le titre « Une mère de neuf enfants ! » est en lui-même tout un programme. Le point d’exclamation laisse entendre diverses choses : de l’indignation, de la compassion, que sais-je encore… Dans ce récit cependant, Plume est pris au piège de cette mère de neuf enfants qui l’aborde, fait venir ses amies et oblige Plume à une coucherie orgiaque à son corps défendant. La drôlerie vient de l’opposition entre le raffinement de Plume face à ces démones qui s’emparent de lui avec voracité. Plume pensait : « Pas exactement mon genre, ces femmes-là. Mais comment leur faire comprendre sans les froisser. »  Plume, on le voit bien ne sait pas s’expliquer, se dérober, et puis, déplumé, oui, bien sûr, c’était fatal, ne porte pas le nom de Plume qui veut, il est chassé brutalement : Et, l’arrachant de son lit, elles le jetèrent sur l’escalier. Tiens, pensa Plume, ça fera un fameux souvenir de voyage plus tard.

  Plume est multiple, changeant, divers, sorte d’acrobate s’accrochant au plafond, planant ou parfois terre à terre. Violent mais aussi raffiné, patient, paisible, cruel, coupable. Dans sa Postface Michaux explique qu’il contient en lui (comme tout un chacun) l’ensemble de ses ancêtres mais il se dit quel ancêtre inconnu ai-je laissé vivre en moi ?  Mais non seulement on suit sans le savoir la pente de tel ancêtre, mais encore est-on mené par ses proches, amis, contemporains qui imprègnent nos pensées, nos actions. Et puis les idées des autres, des contemporains, partout téléphonés dans l’espace, et les amis, les tentatives à imiter ou à « être contre ».

  Michaux dit qu’il ne peut y avoir de moi que provisoire. Nos moi différents se succèdent et il ne faut pas s’empêcher d’avoir plusieurs moi distincts. On n’est peut-être pas fait pour un seul moi. On a tort de s’y tenir. Préjugé de l’unité. (Là comme ailleurs la volonté, appauvrissante et sacrificatrice.) Chacun de nous serait foule. On veut trop être quelqu’un. Pour le poète ce désir de n’être qu’un est stérile et faux. Se permettre de déployer ses moi divers, contradictoires, est libératoire, créateur.  Au nom de beaucoup je signe ce livre. Et quoique des siècles les sépare, voilà que la fin de cette postface me fait penser à Montaigne, jugez vous-même :

  « Lecteur, tu tiens donc ici, comme il arrive souvent, un livre que n’a pas fait l’auteur, quoiqu’un monde y ait participé. Et qu’importe ?

  Signes, symboles, élans, chutes, départs, rapports, discordances, tout y est pour rebondir, pour chercher, pour plus loin, pour autre chose.

  Entre eux, sans s’y fixer, l’auteur poussa sa vie.

  Tu pourrais essayer, peut-être, toi aussi ? »

  

 

***

Voir cette suite d’études de Dominique ZInenberg sur Les Œuvres complètes d’Henri Michaux (Éditions de La Pléiade) :

1.    Fables des origines d’Henri Michaux (janvier 2015)

2.    Regards sur Henri Michaux – Volet 1 La Pléiade sept.2015

3.    Regards sur Henri Michaux – Volet 2 - Écuador oct.2015

4.    Regards sur Henri Michaux - Un Barbare en Inde. (1933-1967, 1989) nov.2015

5.    Regards sur Henri Michaux - Un Barbare en Chine, déc. 2015

6.    Regards sur Henri Michaux - Un Barbare en Chine... suite, janv.2016

7.    Regards sur Henri Michaux - Un barbare au Japon (février 2016

8.    Regards sur Henri Michaux - Un barbare chez le Malais (mars 2016)

9.    Regards sur Henri Michaux - Regard sur "La Nuit remue" (septembre 2016)

10. Regards sur Henri Michaux - Petite étude sur « Mes Propriétés » dans La Nuit remue (octobre/novembre 2016)

11. Regards sur Henri Michaux - Petite étude sur Lointain intérieur (Éditions de La Pléiade, tome 1 ; février 2017).

 


         

 

Regards sur Henri Michaux
Un certain Plume
par Dominique Zinenberg

avril 2017

Créé le 1 mars 2002

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