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LES PIEDS DES MOTS

Où les mots quittent l'abstrait pour s'ancrer dans un lieu.

Ce mois d'avril 2005 :

En premier lieu

par

FLORENCE NOËL

(Belgique)


Pour découvrir son site

Florence Noël surLes Carnets Rouges

*********

 

S'il fallait te citer un lieu, je dirais qu'il y a la terre.Les cent couleurs de la tourbe, du
noir dégouttant de pluie au brun jaunâtre des terres schisteuses de mon enfance. Pas
seulement sa couleur, bien sûr, mais aussi sa senteur âcre, puissamment végétale,
terreau nourri au fil des siècles du pourrissement lent et miraculeux d'une myriade de
plantes, de poussières, de déjections d'animaux et de petits bouts de nous. Une
alchimie patiente, sa fertilité granuleuse sous les doigts. Ce contact terreux, dès
l'enfance, les mains dedans, puis qui reste sous les ongles comme souvenir des
journées à batifoler dans l'herbe et les parterres de fleurs, à cueillir des
tomates bombées vermeilles de soleil, à construire des maisons pour papillons
essoufflés de voler déjà, pauvres chantres éphémères de la fulgurance d'être en vie.

 

La terre, sa senteur et son goût, quand elle s'insinue sur la langue après un geste
maladroit frottant la bouche d'une main salie à son contact. La terre, son goût et son
poids. Parfois fine et douce comme une poudre de riz, volutes dorées prenant source
sous les pas et parfois lourde, argileuse et dense, s'agglutinant aux bottes , parfois
meuble où plonge sans obstacle la bêche du printemps. Terre, humus fomentant des
naissances infinies. S'il y a un lieu, le premier, non pas le seul, mais celui d'où sans
cesse je m'élance et reviens, c'est cet épiderme fécond des sols : là l'envie
perce d'écrire ; là mes pieds frétillent d'énergie. L'orteil n'a de cesse de chercher la
fraîcheur des herbages et la surprise d'une terre tiède. Là,  les danses s'inventent,
les corps se reposent sur de verts pâturages. Là, tout pousse, arbres, fleurs,
feuilles,légumes, aromates, herbes, désirs, enfants et âme, précieuse
matière pragmatique et magique. 

 

C'est d'elle, croyais-tu, que tu fus.

Glaise opaque et dure

mouvante maintenant

 

L'eau te fis vie.

Et le marécage, la tourbe noire, te collait les lévres

dans un point d'orgue d'orgueil

 

Sourcils granuleux, peau mate, jambe pétrie

de souches rudes

et fortes.

 

 

C'est là, vois-tu, qu'ont pris sens les mots création, sensualité, patience et humilité.
Pour le reste, crois-moi ou non, il n'y a pas de lieux.
 



			
Non-lieux 
 

Il y a le mouvement secret des choses, la révolution des objets autour de nous, le
délicat vol des feuilles et des oiseaux, des pollens et des poussières, les lieux de
suspension, les changements d'état. L'accélération des images derrière la vitre du
train, la tête qui se redresse et la main qui nonchalamment ajuste la masse des
cheveux importuns, la main couvrant, pudique, le front et les yeux crispés de souffrance,
l'alanguissementd'un sein pointant sous l'étoffe assoupie, l'indolent soulévement
des draps sêchant au vent, la face qui se tend au soleil neuf, la main chassant, amère,la
mémoire d'un désastre, l'envolement brusque d'un moineau effrayé. Tant de gestes,
tant d'êtres, tant de choses qui se meuvent, qui émeuvent. Les signes multipliés de
cette intensité d'être en vie.

 

Il y a aussi le bruit, j'écris de ces cliquetis de vélo, ces chuintements des pas dans
l'allée humide au revenir d'une escapade nocturne, de ce froissement végétal des
cîmes, de ce tohu-bohu du monde et des petits grincements des corps : 

 

C'était maintenant sûr que le silence était absent 

Méme le néant est pris d'un quelque chose

existé ou à venir

 

Le fracas des vaisseaux se regorgeant de sève écarlate,

La fureur des pas choquant les pierres sèches,

Le cillement lourd des paupières terreuses,

Les os fins, délicats de tes mains contractées,

 

Leur crissement, ces cris, nos frôlements, tes heurts, et souffles et crachats...

Tout ce bruit ne pouvait être

de l'instant de

ton éveil.

 

C'est lui, l'éveil, qui s'en ravitaillait

et ce chaos devint coutume

pour tes nerfs de premier venu:

Le monde de la présence

était le manque du silence

 

 

Puis, l'inespérée, la lumière, l'impitoyable fête des lueurs, leur hasard heureux, cet
éclairage qui rend beau l'anodin, qui sublime les textures, qui raconte, par son
transpercement l'histoire du commencement et de la fin. Elle vient aux aubes, la
précède méme, elle joue des reliefs, elle est cousue à l'ombre qui partout la suit et la
révêle, elle confine au blanc,transfigure le pauvre, écrase le nu et allège l'effroi, la
solitude et le mal. Elle est caresse de Dieu, sollicitude voyageuse, sous ses rayons
changeants, rien jamais n'est semblable à rien, grâce à elle tout croît et tout évolue.

 

 

et comme chaque fois arrivé avant moi

le jour palpitera

mains au bois de la porte

glissant dans la serrure

son coeur de vieil amant

 

je resterai ballante

pour mieux respirer les miettes

blondies dans le faisceau du soleil sentinelle

 

et dans ce filet d'or

mes lèvres s'ébroueront

petites ailes distraites du ciel 

et défaite du temps

j'attendrai 

simple soupir d'entre les planches

 

l'heure improbable où 

les hirondelles 

me lanceront 

leurs imprécations de lumière

 

 

Oui, ces non-lieux sont ceux d'où vient l'écrit. Et là où l'on écrit, ce sont ces
entre-deux, ces lieux de passages, ces moyens de transport, ces liaisons inaperçues,
ravissements ou distraction du cours des choses, souvenirs envahissants soudain,
réminiscence, l'invisible, l'indicible, le minuscule, l'inaudible, l'inexistant :
l'imaginaire ou la simple magie. Et parmi eux, quelques autres lieux impalpables :
 



			
Hauts-lieux
 

En suspension, particules flottantes à saisir. Filet à papillon ouvragé de patience. Ecrire,
est pour moi, tu le sais, un élucidation, une épiphanie. Sculpter la sinapsphère, évoquer
et ancrer soudain aux mots ces lieux de hautes mémoires, d'avant et d'aprés
l'évidence, cet intangible réfractaire, réfracte-terre.

 

Des sommets, des collines, les pieds ballants aux fenètres,des toitures donnant accés
au ciel à un saut près, à une dérobée de matière, j'écris.

 

De l'espérance acquise à défaut de voler, malgré cette conviction intime gravée de rêves
en rêves que léviter est un possible. J'écris. 

 

De cet Ailleurs à quelques centimètres d'ici, de ce seuil, la bouche collée au voile, de la
lumière qui sourd dessous la Porte, de la lisére où nous regarde notre futur et de la joie
d'être en tous temps en vie,j'écris. En suspension.

 


			
En temps et lieux
 

Il y en a deux, l'alpha et l'oméga. Comment croire qu'on puisse suivre le fil sans faire
deux noeuds aux extrémités ? Le surgissement et l'évanouissement. Le tombé dans la
chair et le dépouillement dans l'âme. Il y a le temps premier, la naissance. L'émotion
, la vie portée donnée, la vie faisant un chemin rouge et criard dans un corps plus que
corps. Il y a le désir, l'attente et l'accueil, le bouleversement pur, la rencontre au fin
fond du soi avec le soi du petit autre. Il y a le tremblement de l'épiderme jusqu'aux
racines de tous les nerfs et la célébration quotidienne de cette vie croissante et neuve.
Leurs naissances et notre mort.

 

Il y a cette finitude apprise d'an en an, assurée,inévitable, cette naissance inverse mais
non pas infernale, juste une mise à l'endroit. Il y a  les signes du mûrissement et les
échos des derniers pas, il y a l'autre chemin derrière , l'infinitude acquise de lieu en
lieu. L'éternité fractale de l'amour.

 

De ces temps-là : l'un sourd, l'autre clair, je rythme le glissement des mots sur le
papier.
 



			
Ni feu ni lieux
 

Ceux-là sont gravés sous ma langue, je n'en dirai que leurs noms mais rien de leur
mystère, ils font écrire aussi. Il y a ceux qui sont au-delà des mots mais qui pourvoient au
reste : le non-écrit, l'en soi, le pour-plus-tard, l'erratique, l'indicible, l'inénarrable.

 

Il y a aussi les lieux d'expression que sont ces gens aimés ,croisés, esquissés dans les
brumes du passé et le flou de la course présente, il y a ces lieux-dits que sont les trains,
les chemins, les chambres secrètes,  les jardins ensauvagés et les lèvres humides des
plages, oui.  Mais, si tu le veux, ami, j'en terminerai là, car il est tard et le soir vient et
sa grande encre se répand sur mon cahier comme une absolution des astres. 

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Table des chroniques

Les pieds des mots d'avril 2005, par Florence Noël (haut de cette page)

Les pieds des mots de mars 2005, par Pierre Lamarque

Les pieds des mots de février 2005, par Julie Portalis

Les pieds des mots de décembre 2004, De l'intime à l'infini par Jean Marc Lafrenière

Gueule de mots d'avril 2005 : Sang par Arnaud Delcorte

Gueule de mots de mars 2005 : La connasse par Lazlo X

Gueule de mots de février 2005, l'Appel à l'évasion par Maud Pace

Gueule de mots de décembre 2004, Mots, par Bozena Bazin



Auteurs, vous pouvez vous aussi écrire une chronique pour Gueules de mots ou Les pieds des mots.


Le principe de Gueule de mots est de faire résonner un mot comme un instrument de musique, si besoin est avec une certaine force et/ou violence.

Le principe des Pieds des mots est de nous partager l'âme d'un lieu, réel ou imaginaire, où votre coeur est ancré.



Si vous voulez figurer dans ces pages, écrivez à Francopolis ou au responsable de ces deux rubriques


 

 

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