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S'il fallait te citer un lieu, je dirais qu'il y a la terre.Les cent couleurs de la tourbe, du noir dégouttant de pluie au brun jaunâtre des terres schisteuses de mon enfance. Pas seulement sa couleur, bien sûr, mais aussi sa senteur âcre, puissamment végétale, terreau nourri au fil des siècles du pourrissement lent et miraculeux d'une myriade de plantes, de poussières, de déjections d'animaux et de petits bouts de nous. Une alchimie patiente, sa fertilité granuleuse sous les doigts. Ce contact terreux, dès l'enfance, les mains dedans, puis qui reste sous les ongles comme souvenir des journées à batifoler dans l'herbe et les parterres de fleurs, à cueillir des tomates bombées vermeilles de soleil, à construire des maisons pour papillons essoufflés de voler déjà, pauvres chantres éphémères de la fulgurance d'être en vie. La terre, sa senteur et son goût, quand elle s'insinue sur la langue après un geste maladroit frottant la bouche d'une main salie à son contact. La terre, son goût et son poids. Parfois fine et douce comme une poudre de riz, volutes dorées prenant source sous les pas et parfois lourde, argileuse et dense, s'agglutinant aux bottes , parfois meuble où plonge sans obstacle la bêche du printemps. Terre, humus fomentant des naissances infinies. S'il y a un lieu, le premier, non pas le seul, mais celui d'où sans cesse je m'élance et reviens, c'est cet épiderme fécond des sols : là l'envie perce d'écrire ; là mes pieds frétillent d'énergie. L'orteil n'a de cesse de chercher la fraîcheur des herbages et la surprise d'une terre tiède. Là, les danses s'inventent, les corps se reposent sur de verts pâturages. Là, tout pousse, arbres, fleurs, feuilles,légumes, aromates, herbes, désirs, enfants et âme, précieuse matière pragmatique et magique. C'est d'elle, croyais-tu, que tu fus. Glaise opaque et dure mouvante maintenant L'eau te fis vie. Et le marécage, la tourbe noire, te collait les lévres dans un point d'orgue d'orgueil Sourcils granuleux, peau mate, jambe pétrie de souches rudes et fortes. C'est là, vois-tu, qu'ont pris sens les mots création, sensualité, patience et humilité. Pour le reste, crois-moi ou non, il n'y a pas de lieux. Non-lieux Il y a le mouvement secret des choses, la révolution des objets autour de nous, le délicat vol des feuilles et des oiseaux, des pollens et des poussières, les lieux de suspension, les changements d'état. L'accélération des images derrière la vitre du train, la tête qui se redresse et la main qui nonchalamment ajuste la masse des cheveux importuns, la main couvrant, pudique, le front et les yeux crispés de souffrance, l'alanguissementd'un sein pointant sous l'étoffe assoupie, l'indolent soulévement des draps sêchant au vent, la face qui se tend au soleil neuf, la main chassant, amère,la mémoire d'un désastre, l'envolement brusque d'un moineau effrayé. Tant de gestes, tant d'êtres, tant de choses qui se meuvent, qui émeuvent. Les signes multipliés de cette intensité d'être en vie. Il y a aussi le bruit, j'écris de ces cliquetis de vélo, ces chuintements des pas dans l'allée humide au revenir d'une escapade nocturne, de ce froissement végétal des cîmes, de ce tohu-bohu du monde et des petits grincements des corps : C'était maintenant sûr que le silence était absent Méme le néant est pris d'un quelque chose existé ou à venir Le fracas des vaisseaux se regorgeant de sève écarlate, La fureur des pas choquant les pierres sèches, Le cillement lourd des paupières terreuses, Les os fins, délicats de tes mains contractées, Leur crissement, ces cris, nos frôlements, tes heurts, et souffles et crachats... Tout ce bruit ne pouvait être de l'instant de ton éveil. C'est lui, l'éveil, qui s'en ravitaillait et ce chaos devint coutume pour tes nerfs de premier venu: Le monde de la présence était le manque du silence Puis, l'inespérée, la lumière, l'impitoyable fête des lueurs, leur hasard heureux, cet éclairage qui rend beau l'anodin, qui sublime les textures, qui raconte, par son transpercement l'histoire du commencement et de la fin. Elle vient aux aubes, la précède méme, elle joue des reliefs, elle est cousue à l'ombre qui partout la suit et la révêle, elle confine au blanc,transfigure le pauvre, écrase le nu et allège l'effroi, la solitude et le mal. Elle est caresse de Dieu, sollicitude voyageuse, sous ses rayons changeants, rien jamais n'est semblable à rien, grâce à elle tout croît et tout évolue. et comme chaque fois arrivé avant moi le jour palpitera mains au bois de la porte glissant dans la serrure son coeur de vieil amant je resterai ballante pour mieux respirer les miettes blondies dans le faisceau du soleil sentinelle et dans ce filet d'or mes lèvres s'ébroueront petites ailes distraites du ciel et défaite du temps j'attendrai simple soupir d'entre les planches l'heure improbable où les hirondelles me lanceront leurs imprécations de lumière Oui, ces non-lieux sont ceux d'où vient l'écrit. Et là où l'on écrit, ce sont ces entre-deux, ces lieux de passages, ces moyens de transport, ces liaisons inaperçues, ravissements ou distraction du cours des choses, souvenirs envahissants soudain, réminiscence, l'invisible, l'indicible, le minuscule, l'inaudible, l'inexistant : l'imaginaire ou la simple magie. Et parmi eux, quelques autres lieux impalpables : Hauts-lieux En suspension, particules flottantes à saisir. Filet à papillon ouvragé de patience. Ecrire, est pour moi, tu le sais, un élucidation, une épiphanie. Sculpter la sinapsphère, évoquer et ancrer soudain aux mots ces lieux de hautes mémoires, d'avant et d'aprés l'évidence, cet intangible réfractaire, réfracte-terre. Des sommets, des collines, les pieds ballants aux fenètres,des toitures donnant accés au ciel à un saut près, à une dérobée de matière, j'écris. De l'espérance acquise à défaut de voler, malgré cette conviction intime gravée de rêves en rêves que léviter est un possible. J'écris. De cet Ailleurs à quelques centimètres d'ici, de ce seuil, la bouche collée au voile, de la lumière qui sourd dessous la Porte, de la lisére où nous regarde notre futur et de la joie d'être en tous temps en vie,j'écris. En suspension. En temps et lieux Il y en a deux, l'alpha et l'oméga. Comment croire qu'on puisse suivre le fil sans faire deux noeuds aux extrémités ? Le surgissement et l'évanouissement. Le tombé dans la chair et le dépouillement dans l'âme. Il y a le temps premier, la naissance. L'émotion , la vie portée donnée, la vie faisant un chemin rouge et criard dans un corps plus que corps. Il y a le désir, l'attente et l'accueil, le bouleversement pur, la rencontre au fin fond du soi avec le soi du petit autre. Il y a le tremblement de l'épiderme jusqu'aux racines de tous les nerfs et la célébration quotidienne de cette vie croissante et neuve. Leurs naissances et notre mort. Il y a cette finitude apprise d'an en an, assurée,inévitable, cette naissance inverse mais non pas infernale, juste une mise à l'endroit. Il y a les signes du mûrissement et les échos des derniers pas, il y a l'autre chemin derrière , l'infinitude acquise de lieu en lieu. L'éternité fractale de l'amour. De ces temps-là : l'un sourd, l'autre clair, je rythme le glissement des mots sur le papier. Ni feu ni lieux Ceux-là sont gravés sous ma langue, je n'en dirai que leurs noms mais rien de leur mystère, ils font écrire aussi. Il y a ceux qui sont au-delà des mots mais qui pourvoient au reste : le non-écrit, l'en soi, le pour-plus-tard, l'erratique, l'indicible, l'inénarrable. Il y a aussi les lieux d'expression que sont ces gens aimés ,croisés, esquissés dans les brumes du passé et le flou de la course présente, il y a ces lieux-dits que sont les trains, les chemins, les chambres secrètes, les jardins ensauvagés et les lèvres humides des plages, oui. Mais, si tu le veux, ami, j'en terminerai là, car il est tard et le soir vient et sa grande encre se répand sur mon cahier comme une absolution des astres.
Les pieds des mots d'avril 2005, par Florence Noël (haut de cette page) Les pieds des mots de mars 2005, par Pierre Lamarque Les pieds des mots de février 2005, par Julie Portalis Les pieds des mots de décembre 2004, De l'intime à l'infini par Jean Marc Lafrenière
Gueule de mots d'avril 2005 : Sang par Arnaud Delcorte Gueule de mots de mars 2005 : La connasse par Lazlo X Gueule de mots de février 2005, l'Appel à l'évasion par Maud Pace Gueule de mots de décembre 2004, Mots, par Bozena Bazin
Le principe des Pieds des mots est de nous partager l'âme d'un lieu, réel ou imaginaire, où votre coeur est ancré.
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