|  | 
			  GUEULE DE MOTS
 Où les mots cessent de faire la tête et
			revêtent un visage 
			
			Ce mois d'avril 2005 : 
			SANG PAR ARNAUD DELCORTE 
			(Belgique) Pour lire les
			textes d'Arnaud Delcorte publiés sur Francopolis Pour découvrir
			son site 
			
			
			
			
			********* SANG !
 
 
 Photo © Patrice Stauder, avec l'aimable
			autorisation de l'auteur
			 1.
 Je contemple l'empreinte naissante d'une petite fille dans une flaque rouge sang.
			Tout le monde le sait, le sang, lorsqu'il est télévisé, perd
			sa chaleur, sa substance. Son sens. Il devient mot et image. Surface sans conscience.
			Et voilà nos pires démons, nos errements, nos obsessions, admirablement
			dédouanés.
 2. Sang vient de sanguis nous dit le Larousse. « Nos ancêtres »
			les Romains y connaissaient en effet un bout, qui tranchaient les carotides et laissaient
			leurs ennemis exsangues avec moins de chichis qu'aujourd'hui. En tous cas, c'est
			ce qu'on dit. A présent on sait que le sang, à part sa belle couleur,
			transporte la nourriture, l'oxygène et les déchets de l'organisme.
			De nous.
 Il y a l'odeur du sang, le goût du sang, celui qui vient dans l'arrière
			bouche lorsqu'on voit rouge. On peut encore être sanguin ou sanglant, suivant
			que le sang colore la peau par dessous ou par dessus.
 Dans sanguignolent, allez savoir pourquoi, il y a également guignol ;
			peut-être une manière facile de conjurer la mort.
 Voilà pour les mots.
 
 
 
 3.
 Nous, les hommes et les femmes, sommes tous faits de sang.
 
 D'abord, il y a les Puissants. Les Seigneurs. Ils portent bien leur nom, ceux-là,
			lorsqu'ils habillent leurs adolescents de kaki et les envoient aux abattoirs à
			ciel ouvert en vertu du bon droit. Le droit du sang. Ou qu'ils affament leurs paysans
			pour une cause supérieure. La fierté. L'honneur. Le prestige. Le leur,
			bien sûr.
 
 De sang,
 les Cardinaux. Ils marchent solennellement jusqu'au choeur dans un nuage d'encens ;
			rafraîchissant. Ils sanctifient. Parfois, ils le boivent aussi le sang. Et
			le partagent, même. Le plus souvent, je le reconnais, symboliquement.
 
 De sang,
 les Sentinelles derrière eux. Gardiennes du droit. Gardiennes de la foi. C'est
			peut-être vous ou moi. On l'a vu à Auschwitz et à Arusha. Elles
			exécutent sans états d'âme. Sans sentimentalisme.
 
 De sang,
 les Savants insouciants. Hybrides improbables de sable et de vent. Quand ils parlent
			ils parlent savamment. La vérité toute nue. En tout cas c'est ce qu'ils
			voudraient nous faire croire. Mais quand ils se trompent, quand ils mentent, ça
			va mal ! Alors, plus un son, plus un pet de vent. Leur sang se fige. Et le nôtre.
 
 De sang,
 tous les Amants,
 les Absents.
 
 Même les Putes ont ce beau sang épais et chaud dans les veines. Voluptueux.
			On les oublie un peu trop facilement. Pourtant, elles, elles te le fouettent mieux
			que personne. Le sang.
 
 Et puis il y a nous, vous et moi. Nos frères de Gao, de Lhasa, d'Oodnadatta.
			Nos soeurs de Doha, d'Uppsala, de Santa Fe.
 
 Nous. les Passants bruissants des matins d'octobre et du monde.
 
 
 
 4.
 Coalescence des désirs rebroussés Hémorragie du raisonnement
 Pétrification : le temps bouquet de rubans infiniment étirés
 
 Coagulation
 
 Sang
 Sillons d'agonie
 A la discrétion sereine de l'air.
 
 
 
 5.
 Que penser de ce sang qu'on verse à grands seaux dans les égouts de
			nos consciences ?
 
 Le sang versé du fantassin lorsqu'il s'en retourne au bourbier.
 Le sang fuyant du patient à contre-courant de la perfusion.
 Le sang vicié du camé sur un bout de trottoir indécent.
 
 Ce sang fascinant quand il quitte le confortable cocon du corps. Ce sang sans qui
			la machinerie fantastique se fait pantin amorphe, blème, glacial.
 
 Enveloppe sans existence.
 
 Béance.
 
 
 
 6.
 Les plantes et l'ensemble du règne végétal sont dépourvus
			de sang. En échange, ils ont la sève laiteuse, un peu fade, puis la
			chlorophylle qui leur procure ce joli vert inoffensif. En vertu de quoi les gens
			bien pensants considèrent peut-être leur existence comme accessoire.
			Mineure. Dispensable. Ils disent : les plantes ne crient pas, ne se plaignent
			pas, ne saignent pas. Elles vivent à peine ! Des citoyennes de seconde
			zone, en quelque sorte.
 
 C'est marrant, mais je vois les choses tout autrement. L'arborescence délicate
			des nervures d'une feuille, la perfection géométrique d'une corolle,
			la puissance paisible d'un tronc de chêne ou de balanzan. Ils m'émerveillent.
			Ils m'insufflent la paix et la joie, là, tout au fond du coeur, ou le sang
			pulse, pulse, pulse. Ils me réchauffent. Ils enracinent ma condition d'homme.
 
 Pour moi, sang ou chlorophylle, même combat. Au grand royaume des vivants,
			je dois être daltonien.
 
 
 
 7.
 SANGRE en espagnol l'élan héroïque puis le roulement saccadé
			le bouillonnement contre les tempes. Prélude au déchaînement.
 CHISHIO en japonais le froissement à la fois délicat et précis
			d'un pan de satin tendu sur un membre écarlate.
 MENGA en lingala ouverture et fluidité de la langue qui tranche l'âme
			voire des lames qui tranchent la langue.
 BLOOD en anglais c'est plus épais plus chaud plus visqueux. Plus gras.
 Les américains sont comme ça. Ils ont le sang à la Bush.
 
 
 
 8.
 SANGRE, CHISHIO, MENGA, BLOOD
 Les jeunes élèves en rangs
 Les hopitaux incendiés
 Les nuages évanescents
 
 SANGRE, CHISHIO, MENGA, BLOOD
 Les randonnées au matin de la mémoire
 Lorsqu'une soie blonde tarde à poindre sur les joues
 Avec, et oui, déjà cette question
 
 SANGRE, CHISHIO, MENGA, BLOOD
 Les vérités à moitié nues qu'on se murmure à moitié
			ivres
 L'indigence des moyens
 Les mains baladeuses et tout le reste
 
 SANGRE, CHISHIO, MENGA, BLOOD
 Le vent à deux cents à l'heure sur tes paupières volatiles
 Le revers amer du sentiment quand on se dit « et si...» en
			regardant au loin
 Ces vagues ondulations de la peau que déchaussent le temps
 
 SANGRE, CHISHIO, MENGA, BLOOD
 Les murs les fenêtres puis le mystère des portes
 Comme disait Magritte leur « réponse imprévue »
 La nuit le jour à rebours d'un ciel troué d'oiseaux
 
 
 SANGRE, CHISHIO, MENGA, BLOOD
 Les crabes les mères les récifs
 Les hivers suivant les étés suivant les hivers
 Les hémisphères entrouverts
 En sont recouverts.
 
 
 
 9.
 C'est à peine croyable
 Aujourd'hui est un jour béni
 Pas de voiture suicide pas d'explosion de gaz pas de tsunami
 Un jour sans rouge dans le journal
 Au chapitre international
 Sourires poignées de mains fleurs aux fusils
 A la télé plus d'hémoglobine bon marché
 Plus de ketchup pour arroser nos séries préférées
 Les sources ont du tarir
 Juste la vie la poésie et l'amour
 Dans la rue
 Pas un accident pas une agression
 Les autos refusent de se rentrer dedans
 Les couteaux de couper
 Les flingues de flinguer
 Les gens ont l'espoir en tête et l'amour au coeur
 Et oui l'amour
 On peut toujours rêver.
 
 
 
 10.
 On nous raconte que le sang est rouge
 La quintessence du rouge
 Tellement rouge qu'au contact de l'air il en devient bordeaux brunâtre et enfin
			noir, qu'il s'épaissit durcit et devient roc : il est consumé
			de l'intérieur et de l'extérieur.
 Une pépite de lave délavée par les éléments qui
			ne peut survivre hors de la coquille du corps. Goutte incandescente de soleil. Braise.
			Plus lourde que le vin. Plus opaque que le pétrole.
 
 Et bien là, je vais vous surprendre. Car, comme le pensent si justement mes
			amis Timaud et Rimbol -sans mauvais jeu de mots- : LE SANG EST BLEU !
 
 Aussi bleu que le reflet du ciel dans l'océan de vos yeux.
 Et vice-versa.
 
 Il suffit d'ouvrir l'oeil...
 
			
			
			
			Arnaud Delcorte , 19
			Février 2005
			 
			*********
			 
  Table des chroniques :
 Gueule de mots
			d'avril 2005 : Sang par Arnaud Delcorte (haut de cette page) Gueule de mots
			de mars 2005 : La connasse par Lazlo X Gueule de mots
			de février 2005, l'Appel à l'évasion par
			Maud Pace Gueule de mots
			de décembre 2004, Mots, par Bozena Bazin 
 Les pieds des mots
			d'avril 2005, par Florence Noël
 Les pieds des mots
			de mars 2005, par Pierre Lamarque Les pieds des mots
			de février 2005, par Julie Portalis Les pieds des mots
			de décembre 2004, De l'intime à l'infini par Jean Marc Lafrenière 
 
 Auteurs, vous pouvez
			vous aussi écrire une chronique pour Gueules
			de mots ou Les
			pieds des mots.
 Le principe de Gueule
			de mots est de faire résonner un mot comme un
			instrument de musique, si besoin est avec une certaine force et/ou violence. Le principe des Pieds
			des mots est de nous partager l'âme d'un lieu,
			réel ou imaginaire, où votre coeur est ancré. Si vous voulez figurer dans ces pages,
			écrivez à Francopolis ou au responsable de ces deux rubriques
 
  
		 |