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GUEULE DE MOTS
Où les mots cessent de faire
la tête et revêtent un visage
Ce mois de mai 2005 : HUMIDE
PAR
CLAIRE CEIRA
(France)
Pour lire les
textes de Claire Ceira publiés dans le salon de
Francopolis
Pour découvrir son site
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HUMIDE
Terre et Mer, tryptique de Thierry Le Baill ©, avec
l'aimable autorisation de l'auteur
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Pour moi c’est un mot
facile
à suivre. Comme les rivières sur les cartes,
comme la trace de l’encre
derrière la plume ou le pinceau. Un instant fugace, un dessin pour le buvard, pour la
symétrie.
Et un autre langage, qui
passe par tous les liquides.
Peut-être qu’on le
suit tout le temps, toute la vie, dans tous les endroits vivables.
On se laisse conduire,
ou pousser.
Le monde parle, le corps
parle et l’esprit est là, auquel on ne peut rien.
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On l’a eu sans
doute en mémoire avant même de commencer. Dans l’eau
microscopique et patiente, des filaments entremêlés
qui soudain s’ordonnent, une danse, puis se séparent.
C’est la première
division, invitation, et dès cet instant on est dans la
mémoire de l’eau, ce qui nous sertira toujours, humains joyaux, vivants.
On est
déjà destiné à chercher,
aveuglément, d’une petite bouche adroite un sein
noyé de lait et de deux petits yeux fendus,
troubles, bleu marine,
la buée devant ceux d’un père
silencieux.?
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C’est un mot pour le
matin, qui est
toujours nouveau mais surtout celui qui est sans charme ou résonne dans
la solitude
Sur le zinc de la
gouttière, le long du toit, gris comme le ciel de ce
jour-là une
lumière froide souligne d’un double trait blanc et
noir, limpide la ligne horizontale. On
lève les yeux on sent
pénétrer
en soi l’air inspiré, la brume et ce qui trace ces lignes, nimbe les arbres nus et nous
sépare du soleil.
L’eau de tous les jours,
servante des plantes et de la
tristesse, servante
des jours
océaniques, des variations.
Mais un mot aussi pour
les autres matins, pour la terre de la plate-bande
remuée où l’enfant peut enfouir ses coudes, ses genoux et
tout ce qui en lui se
plie et s’appuie, tout ce qui se salit si
volontiers et se lave facilement.
Un matin pour l’herbe
fine, pour le linge propre ou sale. L’odeur d’eau, et les
piétinements.
Un matin pour les
mouvements du soleil sur l’herbe,
pour le vent.
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La nuit c’est à
l’intérieur de soi qu’on se replie.
Parce que les yeux
fermés, au bord du sommeil, on peut
presque se sentir à l’intérieur de sa bouche. La fine pellicule glissant autour des
globes oculaires, le
vernis doux et tiède des mouvement des yeux derrière les paupières
fermées, presque déjà le mouvement des rêves. Barques glissant en
arrière dans les chutes, langue vibrante et dardée
des serpents . C’est dans l’humeur aqueuse, l’humeur
vitrée, la pluie
inversée des larmes qui ne coulent pas, et aussi dans tout ce qui en nous glisse et
se détend, bouge,
souffre sans nous éveiller qu’on trouve le repos.
Le courage de mener un
autre jour dans l’espace
éclairé du
soleil blanc, du ciment.
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Il y a une longue fente
longitudinale dans un rocher de grès, devant soi.
A l’abri de l’infime
surplomb, la mousse a créé son propre humus, retenu tout ce qui
lui est nécessaire.
Pas de sable dans ce
repli, mais de fines flammes vertes, douceur humide pour le
doigt, petite
fourrure.On devient comme deux montagnes, traversées par une route que le soir efface. On est la lampe
devant la maison
isolée, et la fin de l’averse qui luit encore un peu dans son spectre. On est le repos
de la mousse, la
tête qui s’enfonce dans le sommeil, la pluie derrière les yeux
du voyageur.
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Mais c’est un
mot-scalpel aussi, malgré sa féminité .
Il plonge sous la
surface des choses, sous la peau élastique et douce du monde un seul tracé un seul geste
et on s’enfonce, dans
quelque chose d’autre, dans le sang des profondeurs.Nul ne sait jamais ce
qui se maintient là, et on ignore où l’on se
retrouvera en passant cette
frontière.
L’ambiguïté. Un silence de nuit et une chaleur parfaite, égale, un
lieu de fermentations de germes
et tous ne sont pas des
graines
tous ne sont pas
promesse de tiges rectilignes
lances d’enfants tendres
bourgeons tendus vers le
haut, élan
tous ne sont pas futures
feuilles ou arbres dépliés
dans la pureté du
ciel, mains ouvertes ni ovules
éclatants,
féconds.
Il y a ce que
prépare la mort : la fatigue, les
miasmes, les bactéries
délivrées de leurs enveloppes, pullulations qu’interdiraient
l’air sec et le soleil.
Il y a
l’anaérobie, les odeurs, les bulles lentes, un marais où
l’équilibre entre vie et mort murmure un
chant vide. Pas de
trève et jamais de victoire.
Quelque chose est
là, toujours, allongé dans l’ombre,
narines à la
surface, un nagual au milieu des feux
follets, un corps
suspendu
latence
de nos corps qui
retourneront un jour à l’eau sombre
dont ils sont si
difficilement sortis,
dont ils se sont
maintenus écartés (verticales,
muscles lombaires,
jambes droites)
et dans l’effort de tout
ce que nous avons lavé essuyé
séché,
pendant toute notre vie.
Un jour nous irons dans
la terre humide, avec tous nos
fluides, si beaux et
différenciés
nos mouvements
arrêtés nos émotions
Humus, mers et cycles
secrets noirs comme la
fente des lèvres,
gardez-nous dans vos
bras.
Claire Ceira, Mai
2005
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Table des
chroniques :
Gueule de mots de mai 2005 :
humide
par Claire Ceira (haut de cette page)
Gueule de mots d'avril 2005 : Sang par
Arnaud Delcorte
Gueule de mots de mars 2005 : La connasse
par Lazlo X
Gueule de mots de février 2005, l'Appel à l'évasion par Maud Pace
Gueule de mots de décembre 2004, Mots, par Bozena Bazin
Les pieds des mots de mai 2005,
par Jean Pierre Clémençon
Les pieds des mots d'avril
2005, par Florence
Noël
Les pieds des mots de mars 2005, par Pierre
Lamarque
Les pieds des mots de février 2005, par Julie Portalis
Les pieds des mots de décembre 2004, De l'intime à l'infini
par Jean Marc Lafrenière
Auteurs, vous pouvez vous aussi écrire une chronique pour Gueules de mots
ou Les pieds des mots.
Le principe de Gueule de mots est de
faire résonner un mot comme un instrument de musique, si besoin
est avec une certaine force et/ou violence.
Le principe des Pieds des mots est de
nous partager l'âme d'un lieu, réel ou imaginaire,
où votre coeur est ancré.
Si vous voulez
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ces deux rubriques
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