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       Dans sa « préface
      antérieure », placée à la fin du recueil, la poète et traductrice
      Marilyne Bertoncini nous tend la main pour nous faire entrer – ou mieux
      dit, plonger – dans l’écriture marine d’Eva-Maria Berg, où la perte de
      repères nous pousse à des trouvailles au-delà du connu, pourvu qu’on
      lâche prise et qu’on se laisse aller « hors du temps ». Qu’il
      me soit permis de citer la préfacière : 
      « Plus qu’un voyage, en
      réalité, c’est une dérive sans but défini que nous propose la poète (…)
      Dérive d’une langue à l’autre, aussi, me semble-t-il, tandis que le
      regard passe du texte allemand à la belle traduction que je lis (…) Sans
      doute faut-il s’abstenir de chercher un sens caché, d’interpréter, mais
      bien plutôt cela, oui : flotter à la dérive, accepter
      l’impermanence, la fluidité du sens, dans une poésie ambulatoire qui est
      ce souffle même… et qui nous pousse – comme un esquif – hors du temps,
      dans l’analogie, m’empathie, qui fait que ce poème devient notre souffle
      court, à lire le rythme volontairement haché, notre souffle de
      lecteur-apprenti nageur de texte de haute-mer. » 
      En effet, alors qu’on a
      l’impression d’emblée de se faire embarquer dans une série d’hymnes à la
      mer, thématique qui mit au défi poètes et musiciens de tous temps –
      « image usée » que la poète se donnerait le but de faire
      enfin rentrer « dans le cadre de l’imaginaire des hommes »
      (p. 13) –, on s’aperçoit vite que ce n’est guère le cas, et
      heureusement ! Cette annonce est plutôt un défi en sens inverse, à
      savoir de ce qu’il faut surtout éviter. Car la poète, tout en évoquant,
      certes, la beauté du grand bleu, ne manque pas de nous faire sentir les
      tragédies humaines qu’il renferme depuis toujours.  
      Ainsi toute une série de signaux
      d’alerte, tissant une trame sous-jacente d’inquiétude, d’angoisse, de
      souffrance sourde, traverse le recueil : le « scintillement
      métal / des véhicules sur terre » (p. 14), un « navire
      de guerre / à l’ancre » qui « bloque / toute la baie »
      (p. 20), des « moteurs », des « véhicules / qui
      ne jettent pas l’ancre / et tracent leurs rondes / autour de la baie »
      (p. 46), des « sirènes » qu’on entend « se
      rapprocher / et l’air / devient trop étroit / pour respirer »
      (p. 75). Un environnement menaçant, évoquant explicitement les machines
      de guerre, pèse sur la contemplation, et fait réfléchir aux « crimes
      qui / ont affecté / d’inhumanité / un paysage / sans tache » (p.
      69). 
      Mais justement, c’est là
      qu’intervient le poète : il s’élève en esprit et en parole pour 
      habiter si haut que 
      l’oiseau soit une
      mouette 
      qui confond la
      croisée d’une fenêtre 
      avec un mât 
      compter ses plumes
      une par une 
      pour perdre la peur 
      de la chute libre    (p. 26) 
      Perdre la peur laisse la place à
      la « claire contemplation » et libère l’imagination,
      maîtresse de l’imprévisible : 
      seule la ligne  
      de l’horizon peut 
      paraître 
      si lisse la mer 
      vouée à la claire 
      contemplation 
      des vagues apaisées  
      dans le lointain 
      même les navires 
      coulent et les îles 
      évoquent maintenant 
      l’Atlantide l’imagination 
      se prépare 
      à une vue d’ensemble 
      pourtant elle 
      n’a de cesse 
      de se plonger 
      dans le désir 
      de l’imprévisible   (p. 41) 
      S’est alors qu’on voit émerger le
      titre du recueil tel un reflet inversé de la plongée contemplative, cette
      « brèche dans l’eau » faite par la lumière :  
      Ainsi se fraye  
      la lumière 
      une brèche 
      dans l’eau 
      et pourtant 
      elle ne tombe pas 
      sur tous les 
      disparus 
      dans les océans 
      du monde   (p. 59) 
      Ainsi l’eau, qui « n’était
      / jamais claire / n’était jamais trouble », à savoir qu’elle était
      par nature d’une parfaite neutralité à nos plaisirs comme à nos douleurs,
      s’éclaire de notre « lumière », et « coule entre / les
      regards noie / l’anxiété » (p. 63). Une
      transformation s’opère : 
      un regard coule 
      plus tard 
      ainsi qu’il
      reste encore 
      la lumière 
      du coucher du
      soleil 
      plus belle et
      plus profonde qu’avant 
      impression de l’essentiel    (p. 79) 
      La beauté n’est donc pas donnée a
      priori, elle est un don acquis par la contemplation, et devient elle-même
      source de vie :  
      immensité de beauté 
      lumière pure l’eau 
      porte encore 
        
      toujours la source 
      de la vie même privée d’hommes 
        
      immensité de froideur 
      lumière pure l’eau 
      avale non seulement le soleil 
      mais aussi le mouvement 
        
      immensité d’éblouissement 
      lumière pure l’eau 
      attire les yeux 
      et les laisse sombrer   (p. 87) 
      Une onde de compassion s’étale à
      la fin du recueil, pour, on dirait, réconcilier la beauté acquise et la
      souffrance subie : 
      on dirait 
      de l’argent 
      dans la lumière  
      éblouissante 
      l’eau n’a pas 
      l’air trouble 
      et la vague 
      semble douce comme si 
      elle berçait tous ceux 
      qui ont quitté le rivage    (p. 99) 
        
        
      
        
      Pour
      la lumière dans l’espace… 
        
      ou
      « une brèche dans la fenêtre » 
        
      (**) 
        
        
      Peinture de Matthieu Louvrier (la dernière du recueil, fragment) 
        
      La « lumière dans l’espace », parue
      pratiquement en même temps que la « brèche dans l’eau »,
      pourrait, me semble-t-il, être vue comme la « jumelle » de
      cette dernière. J’aimerais bien en retenir quelques éclats, pour leur
      beauté et leur plénitude de sens issue justement du renversement du sens
      commun. Car il est question ici d’ouvrir l’espace par la pensée, de ne
      pas fermer les fenêtres en restant confiné dans son cachot, de voir
      au-delà du visible, de se délester des bagages en montant plus haut,
      d’écouter le silence d’un espace « rempli du son de
      la disparition », et somme toutes, de faire respirer le poème à
      travers… « une brèche dans la fenêtre » : 
      La
      pensée appartient  
      à
      l’espace 
      mais
      celui qui sait 
      résister
      à la pression 
      abat
      les murs 
      et
      ouvre de lui-même 
      un
      univers 
        
      ***
       
      Trop
      de lumière 
      brouille
      les yeux mais 
      celui
      qui els ferme 
      ressent
      ce 
      qu’il
      ne voit pas 
        
      ***
       
      Ils
      montent l’escalier 
      marche
      après marche 
      leur
      cœur bat 
      plus
      légèrement ils 
      laissent
      derrière eux 
      de
      plus en plus 
        
      ***
       
      Il
      est plus facile 
      de
      fermer les fenêtres 
      que
      d’exclure 
      ce
      qui est autour 
        
      ***
       
      Un
      jour  
      à
      demi un bout 
      du
      chemin un 
      morceau
      d’espace 
      une
      brèche dans la 
      fenêtre
      une vue 
      qui
      manque 
      à
      l’ensemble du texte 
        
      ***
       
      Pour
      la lumière 
      dans
      l’espace 
      que
      la nuit  
      enferme
      pour 
      l’écoute 
      du
      silence 
      qui
      emplit 
      l’espace 
      pour
      l’autre  
      côté
      du jour 
      et
      dans le bruit 
      absolument 
      préserver 
      regard
      et  
      voix 
        
      ***
       
      Une
      voix 
      se
      perd 
      dans
      l’espace 
      désormais
      rempli 
      du
      son de la disparition 
        
      ***
       
      Le
      temps s’est mis 
      à
      neiger dans 
      la
      maison et 
      à
      s’entasser 
      jusqu’en
      haut du toit 
      il
      cherchait 
      l’espace
      et le silence 
        
        
        
      
        
        
      Combien de bleu 
        
      ou « regarde par la fenêtre » 
        
      (***) 
        
        
        
      Et
      pour dresser comme un trait d’union entre les deux recueils précédemment commentés,
      j’aimerais juste évoquer un troisième – un livre d’artiste, paru dans des
      conditions graphiques exceptionnelles, comme Pour la lumière dans
      l’espace : il s’intitule Combien de bleu (wieviel
      blau). 
      Dans
      une grande cohérence avec soi-même, la poète nous fait, ici, cet aveu
      révélateur, qui nous laisse comprendre le lien secret entre lumière et
      eau, fenêtre et bateau sur mer : 
      Toutes
      les fois que quelqu’un 
      regarde
      par la fenêtre 
      à
      l’instant un bateau 
      est
      en vue 
      et
      s’approche 
      du
      rivage 
      dès
      qu’il ferme 
      les
      yeux 
      il
      est à bord 
      au
      lieu de porter 
      son
      regard 
      au
      loin 
        
      On
      a envie d’embarquer, merci, Eva-Maria, pour tes brèches de lumière !
       
        
      ©Dana Shishmanian 
        
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