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Archives : Vue de Francophonie

 


Mai-Juin 2021

 

 

La « brèche dans l’eau » d’Eva-Maria Berg

 

ou « perdre la peur de la chute libre »

 

Note de lecture par Dana Shishmanian

 

(*)

 

 

Dans sa « préface antérieure », placée à la fin du recueil, la poète et traductrice Marilyne Bertoncini nous tend la main pour nous faire entrer – ou mieux dit, plonger – dans l’écriture marine d’Eva-Maria Berg, où la perte de repères nous pousse à des trouvailles au-delà du connu, pourvu qu’on lâche prise et qu’on se laisse aller « hors du temps ». Qu’il me soit permis de citer la préfacière :

« Plus qu’un voyage, en réalité, c’est une dérive sans but défini que nous propose la poète (…) Dérive d’une langue à l’autre, aussi, me semble-t-il, tandis que le regard passe du texte allemand à la belle traduction que je lis (…) Sans doute faut-il s’abstenir de chercher un sens caché, d’interpréter, mais bien plutôt cela, oui : flotter à la dérive, accepter l’impermanence, la fluidité du sens, dans une poésie ambulatoire qui est ce souffle même… et qui nous pousse – comme un esquif – hors du temps, dans l’analogie, m’empathie, qui fait que ce poème devient notre souffle court, à lire le rythme volontairement haché, notre souffle de lecteur-apprenti nageur de texte de haute-mer. »

En effet, alors qu’on a l’impression d’emblée de se faire embarquer dans une série d’hymnes à la mer, thématique qui mit au défi poètes et musiciens de tous temps – « image usée » que la poète se donnerait le but de faire enfin rentrer « dans le cadre de l’imaginaire des hommes » (p. 13) –, on s’aperçoit vite que ce n’est guère le cas, et heureusement ! Cette annonce est plutôt un défi en sens inverse, à savoir de ce qu’il faut surtout éviter. Car la poète, tout en évoquant, certes, la beauté du grand bleu, ne manque pas de nous faire sentir les tragédies humaines qu’il renferme depuis toujours.

Ainsi toute une série de signaux d’alerte, tissant une trame sous-jacente d’inquiétude, d’angoisse, de souffrance sourde, traverse le recueil : le « scintillement métal / des véhicules sur terre » (p. 14), un « navire de guerre / à l’ancre » qui « bloque / toute la baie » (p. 20), des « moteurs », des « véhicules / qui ne jettent pas l’ancre / et tracent leurs rondes / autour de la baie » (p. 46), des « sirènes » qu’on entend « se rapprocher / et l’air / devient trop étroit / pour respirer » (p. 75). Un environnement menaçant, évoquant explicitement les machines de guerre, pèse sur la contemplation, et fait réfléchir aux « crimes qui / ont affecté / d’inhumanité / un paysage / sans tache » (p. 69).

Mais justement, c’est là qu’intervient le poète : il s’élève en esprit et en parole pour

habiter si haut que

l’oiseau soit une mouette

qui confond la croisée d’une fenêtre

avec un mât

compter ses plumes une par une

pour perdre la peur

de la chute libre    (p. 26)

Perdre la peur laisse la place à la « claire contemplation » et libère l’imagination, maîtresse de l’imprévisible :

seule la ligne

de l’horizon peut

paraître

si lisse la mer

vouée à la claire

contemplation

des vagues apaisées

dans le lointain

même les navires

coulent et les îles

évoquent maintenant

l’Atlantide l’imagination

se prépare

à une vue d’ensemble

pourtant elle

n’a de cesse

de se plonger

dans le désir

de l’imprévisible   (p. 41)

S’est alors qu’on voit émerger le titre du recueil tel un reflet inversé de la plongée contemplative, cette « brèche dans l’eau » faite par la lumière :

Ainsi se fraye

la lumière

une brèche

dans l’eau

et pourtant

elle ne tombe pas

sur tous les

disparus

dans les océans

du monde   (p. 59)

Ainsi l’eau, qui « n’était / jamais claire / n’était jamais trouble », à savoir qu’elle était par nature d’une parfaite neutralité à nos plaisirs comme à nos douleurs, s’éclaire de notre « lumière », et « coule entre / les regards noie / l’anxiété » (p. 63). Une transformation s’opère :

un regard coule

plus tard

ainsi qu’il reste encore

la lumière

du coucher du soleil

plus belle et plus profonde qu’avant

impression de l’essentiel    (p. 79)

La beauté n’est donc pas donnée a priori, elle est un don acquis par la contemplation, et devient elle-même source de vie :

immensité de beauté

lumière pure l’eau

porte encore

 

toujours la source

de la vie même privée d’hommes

 

immensité de froideur

lumière pure l’eau

avale non seulement le soleil

mais aussi le mouvement

 

immensité d’éblouissement

lumière pure l’eau

attire les yeux

et les laisse sombrer   (p. 87)

Une onde de compassion s’étale à la fin du recueil, pour, on dirait, réconcilier la beauté acquise et la souffrance subie :

on dirait

de l’argent

dans la lumière

éblouissante

l’eau n’a pas

l’air trouble

et la vague

semble douce comme si

elle berçait tous ceux

qui ont quitté le rivage    (p. 99)

 

 

 

 

Pour la lumière dans l’espace…

 

ou « une brèche dans la fenêtre »

 

(**)

 

Peinture de Matthieu Louvrier (la dernière du recueil, fragment)

 

La « lumière dans l’espace », parue pratiquement en même temps que la « brèche dans l’eau », pourrait, me semble-t-il, être vue comme la « jumelle » de cette dernière. J’aimerais bien en retenir quelques éclats, pour leur beauté et leur plénitude de sens issue justement du renversement du sens commun. Car il est question ici d’ouvrir l’espace par la pensée, de ne pas fermer les fenêtres en restant confiné dans son cachot, de voir au-delà du visible, de se délester des bagages en montant plus haut, d’écouter le silence d’un espace « rempli du son de la disparition », et somme toutes, de faire respirer le poème à travers… « une brèche dans la fenêtre » :

La pensée appartient

à l’espace

mais celui qui sait

résister à la pression

abat les murs

et ouvre de lui-même

un univers

 

***

Trop de lumière

brouille les yeux mais

celui qui els ferme

ressent ce

qu’il ne voit pas

 

***

Ils montent l’escalier

marche après marche

leur cœur bat

plus légèrement ils

laissent derrière eux

de plus en plus

 

***

Il est plus facile

de fermer les fenêtres

que d’exclure

ce qui est autour

 

***

Un jour

à demi un bout

du chemin un

morceau d’espace

une brèche dans la

fenêtre une vue

qui manque

à l’ensemble du texte

 

***

Pour la lumière

dans l’espace

que la nuit

enferme pour

l’écoute

du silence

qui emplit

l’espace

pour l’autre

côté du jour

et dans le bruit

absolument

préserver

regard et

voix

 

***

Une voix

se perd

dans l’espace

désormais rempli

du son de la disparition

 

***

Le temps s’est mis

à neiger dans

la maison et

à s’entasser

jusqu’en haut du toit

il cherchait

l’espace et le silence

 

 

 

 

 

 

Combien de bleu

 

ou « regarde par la fenêtre »

 

(***)

 

 

Et pour dresser comme un trait d’union entre les deux recueils précédemment commentés, j’aimerais juste évoquer un troisième – un livre d’artiste, paru dans des conditions graphiques exceptionnelles, comme Pour la lumière dans l’espace : il s’intitule Combien de bleu (wieviel blau).

Dans une grande cohérence avec soi-même, la poète nous fait, ici, cet aveu révélateur, qui nous laisse comprendre le lien secret entre lumière et eau, fenêtre et bateau sur mer :

Toutes les fois que quelqu’un

regarde par la fenêtre

à l’instant un bateau

est en vue

et s’approche

du rivage

dès qu’il ferme

les yeux

il est à bord

au lieu de porter

son regard

au loin

 

On a envie d’embarquer, merci, Eva-Maria, pour tes brèches de lumière !

 

©Dana Shishmanian

 

 

(*)

 

eine schneise im wasser / une brèche dans l'eau, poèmes et photos, traduction de l’allemand par Eva-Maria Berg et Albertine Benedetto, postface par Marilyne Bertoncini, éditions Pourquoi viens-tu si tard ?, Nice, juin 2020 (119 p., 12 €).

Ce livre représente un choix de poèmes et photographies écrits et prises lors de ses résidences d´écriture 2010-2017 à la Villa Tamaris Centre d´Art, La Seyne-sur-Mer (Var).

Lire une belle chronique à ce recueil sous la plume de Laurent Grison dans Recours au poème (6 septembre 2020).

 

(**)

 

Pour la lumière dans l´espace, poèmes, traduction par Olivier Delbard, peintures de Matthieu Louvrier, éd. L´Atelier des Noyers, Collection Carnets de Vie (bilingue français-allemand), Dijon, avril 2020 (10 €).

 

(***)

 

Combien de bleu / wieviel blau, poèmes, traduction Eva-Maria Berg en collaboration avec Max Alhau, gravures par Olga Verme-Mignot, éditions Largo, Paris 2019 (200 exemplaires signés et numérotés, 25 €).

 

 

Eva-Maria Berg, poète d’expression allemande et francophone, qui partage son temps d’écriture entre l’Allemagne et la France, a été accueillie à plusieurs reprises dans les pages de notre revue, comme poète et comme traductrice ; rappelons ses présences à Francopolis  à la rubrique D’une langue à l’autre (en mars-avril 2019, comme traductrice de Marilyne Bertoncini ; en janvier-février 2020, avec des poèmes d’elle traduits par Max Alhau et Yehuda Hyman ; en mai-juin 2021, comme traductrice de Max Alhau et Yehuda Hyman), à la rubrique Vue de francophonie (avec Max Alhau, mars-avril 2020), et dernièrement, à la rubrique Gueule des mots (janvier-février 2021).

Pour sa bibliographie complète et ses actualités, consulter son site. 

 

 

Eva-Maria Berg

Lecture par Dana Shishmanian

Vue de Francophonie, mai-juin 2021

 

 

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