|   Ultime recension d’un ouvrage de la
    belle collection « Littérature occitane - Troubadours » de
    Fédérop, les chansons de Rigaud de Barbezieux, un poète qui joue volontiers
    avec les métaphores animalières. Lui sera jointe la recension du conte d’un
    certain Arnaut de Carcassés qui a la particularité de mettre un perroquet
    au premier plan. Certes, les animaux ne sont pas totalement absents chez
    les autres troubadours, que l’on pense par exemple au rossignol et à
    l’alouette chez Bernard de Ventadour ou au loup chez Peire Vidal, mais
    c’est un bestiaire bien plus exotique qui est mobilisé ici.   La
    Dame-Graal – Chansons de Rigaud de Barbezieux. Présentation
    et traduction de Kary Bernard, édition bilingue occitan-français, Fédérop,
    Coll. « Littérature occitane - Troubadours », Gardonne, 2017, 13
    p., 14 €.   Arnaut
    de Carcassés, Las Novas del Papagai. Présentation et
    traduction (en prose) de Pierre Bec, Fédérop, Coll. « Fédéroc »,
    Mussidan, 1988, 52 p. (toujours disponible chez Pierre Mainard, éditeur).        Rigaud de Barbezieux   
     Aissi co.l sers, que, cant a faig son cors, Torna morir al crit dels cassadors, Aissi torn eu, Domn’, en vostre merce, Mas vos non cal, si d’Amor no.us sove.   Tel le cerf qui, à la fin de sa
    course, / Reviens mourir sous les cris des chasseurs, / Moi je reviens,
    Dame, en votre merci, / Mais que vous chaut si Amour oubliez ?   Ici,
    le troubadour est cerf. Ailleurs, il sera tigre et même éléphant.
    Contrairement à l’ours, il n’est pas sans honneur et il voudrait être comme
    Phénix pour pouvoir souffrir et souffrir encore. Quant à la dame, ou
    l’amour, ils sont tour à tour lion, vautour, faucon. Cette mise en valeur
    du bestiaire est incontestablement la marque de Rigaud de Barbezieux,
    identifié au Rigaudus de Berbezillo qui apparaît dans des actes établis
    entre 1140 et 1157 conservés aux Archives de la Saintonge et de l’Aunis.    D’après
    sa vida, la dame de son cœur, qu’il appelle Mielhs-de-Domna
    (Mieux-que-Dame) dans ses chansons serait l’épouse de Jaufre de Tonnay et
    la fille de Jaufre Rudel dont nous avons parlé dans notre précédente
    chronique. Sa razo (traduite ici par « Discours
    poétique ») raconte comment il aurait voulu rompre avec sa dame qui se
    refusait à lui avec trop de constance, attiré au demeurant par une autre
    dame qui lui aurait laissé faussement entrevoir qu’elle se donnerait à lui.
    Détrompé, il voulut se rapatrier mais Mieux-que-Dame aurait alors exigé que
    « cent dames et chevaliers, qui s’aimassent tous d’amour, vinssent
    tous devant elle, à genoux, lui demander grâce ». C’est après cet
    épisode qu’il écrivit la canso (la même que celle de la citation
    précédente) qui commence par ce verset :   Atresi con l’olifanz, Que quant chai no.s pot levar Tro li autre, ab lor cridar, De lor voz lo levon sus, Et eu voill segre aquel us, Que mos mesfaitz es tan greus e pezans Que si la cortz del Puoi e lo bobanz E l’adreitz pretz dels lials arnadors No.m relevon, jamais non serai sors, Que deingnesson per mi clamar merce Lai on prejars ni merces no.m val re   De même que l’éléphant, / Quand il
    tombe, reste à terre / Jusqu’à ce que tous les autres, / Grâce à leurs
    cris, le relèvent, / Moi je suivrai cet usage, / Car ma forfaiture est si
    grave et lourde / Que si le faste de la Cour du Puy / Et les justes valeurs
    des amants / Ne me lèvent, jamais ne le pourrai ; / Qu’ils daignent
    pour moi demander / Là où prières ni merci ne servent.   Toutes
    les cansos de Rigaud sont unisonans et obéissent à des
    contraintes raffinées. Atresi con l’olifanz compte cinq coblas
    de onze vers, soit cinq heptasyllabes puis six décasyllabes. Le mot merce
    (merci) revient à la rime au dixième vers de chaque verset. À noter que la
    traduction de Katy Bernard respecte le mètre de Rigaud. Ce dernier est
    capable d’exploits encore plus raffinés : ainsi dans Pauc sap d’amor qui
    merce non aten (D’amour il sait peu qui merci n’attend), une chanson de
    cinq couplets de huit vers de respectivement 10, 4, 6, 10, 10, 10, 10, 10
    syllabes (avec la présence éventuelle d’une syllabe surnuméraire aux vers 3
    et 4), il utilise les mots rimes aten, consen, atenda, esmenda, suffrir,
    murir, jauzen, primeiramen dont les places alternent d’une strophe à
    l’autre (sans changer l’ordre des rimes a a b b c c a a) et retrouvent leur
    place initiale dans la dernière strophe. On peut difficilement faire plus
    compliqué ; l’Oulipo peut toujours s’aligner !   Rigaud
    de Barbezieux a une autre particularité marquante. On attribue généralement
    à Chrétien de Troyes le mérite d’être l’auteur du premier témoignage écrit
    du mythe du Graal dans son roman Perceval ou le conte du Graal, daté
    du début des années 1180. Si l’on admet que la production poétique de
    Rigaud se situe dans les années 1140-1150, c’est donc à lui qu’en
    reviendrait le mérite dans la canso qui commence ainsi :   Atressi con Persavans El temps que vivia, Que s’esbait d’esgardar Tant qu’anc no saup demandar De que servia  La lansa ni.l Grazaus, Et eu sui atretaus, Mieil-de-Domna, quan vei vostre cors gen [...]   Je suis comme Perceval / Qui, du
    temps qu’il vivait, / Fut bouche bée en voyant / La Lance et le Graal au
    point / Qu’il ne sut jamais / En demander le rôle, / Je suis tout comme
    lui, Mieux-que-Dame, quand je vois votre corps [...]    On
    a bien peu de certitudes à propos des troubadours. Dans ce cas cependant,
    il est raisonnable de rendre à Rigaud l’honneur d’être le premier à avoir
    laissé une référence écrite à Perceval et au Graal. On sait en effet que
    les légendes arthuriennes étaient déjà connues à la cour de Guillaume IX († 1126)
    par l’intermédiaire d’un certain Bleheri. Quoi qu’il en soit, cette canso
    dans laquelle la dame paraît identifiée au Graal explique le sur-titre
    choisi par K. Bernard pour ce recueil.     ***     Arnaut de Carcassés    
   On
    en sait bien moins sur Arnaut de Carcassés que sur Rigaud de Barbezieux.
    Est-il d’ailleurs l’auteur de Las Novas
    del Papagai ou simplement son remanieur ?
    Concernant sa biographie, on ne peut que supposer qu’il fut apparenté d’une
    manière ou l’autre aux seigneurs de Carcassés (actuellement un hameau sur
    la commune de la Roque-de-Fa en pays cathare). Et concernant la datation de
    la nouvelle, tout au plus peut-on affirmer qu’elle a été rédigée au XIIIe
    siècle.    Ce
    long poème de 310 octosyllabes à rimes plates, traduit ici en prose par
    Pierre Bec, est l’une des très rares novas en occitan qui nous
    soient parvenues. Celle-là comme les autres est en vers rimés ce qui peut
    expliquer qu’on ait voulu en conserver la trace. Le personnage principal
    est un perroquet qui fait office d’entremetteur au profit du seigneur
    Antiphanor. Cependant le récit apparaît original sur plusieurs points.
    D’abord s’il est clair que le perroquet persuade une dame d’accorder ses
    dernières faveurs à Antiphanor, la manière dont l’histoire est racontée
    laisse planer un doute sur le rôle de ce dernier : est-il celui qui a
    envoyé l’oiseau auprès de la dame ou n’est-ce pas l’oiseau qui a pris
    l’initiative de la séduction et qui, dans un second temps, après avoir
    obtenu l’accord de la dame, la présente à son seigneur.    Dreg a son
    senhor es vengutz E contra.l
    com s’es captengutz : Premeiramen
    l’a comensat Lo gran
    pretz e la gran beutat De la domna […] Ab ses
    cordo ab aur obrat, Que.ls
    prendatz per sa amistat E prendetz
    los per su’amor Que Dieus
    vo.n do be et honor.   Il
    va tout droit à son maître et lui raconte comment il s’est conduit :
    il commence par les grands mérites et la beauté de la dame […] Je vous
    apporte cette bague, avec ce cordon d’or ouvré. Acceptez-la par pitié pour
    elle. Prenez-la au nom de son amour et que Dieu vous accorde bien et
    honneur   Étonnante
    formulation, en effet, comme s’il fallait supplier l’amant de « se
    rendre » à la dame et non l’inverse !    Autre
    bizarrerie, l’attitude de la dame. Elle commence par refuser la proposition
    du perroquet. Elle aime son mari et n’a nul besoin d’amant.   « Papagai,
    be vuelh que saplatz Qu’eu am
    del mon le pus aibit. » « E vos
    cal, dona ? » « Mo marit. »   -
    Perroquet, je veux que vous sachiez que j’aime l’homme le plus parfait du
    monde.  -
    Qui est-ce, dame ? -
    Mon mari.   Elle
    réitère cette affirmation et, pourtant, ne tarde pas à changer d’avis sans
    qu’on sache pourquoi, sinon que le perroquet a su se montrer
    éloquent :   « Papagai,
    si Dieus m’accosselh, Encara.us
    dic que.m meravelh, Car vos tan
    gen sabetz parlar. »   -
    Perroquet, avec l’aide de Dieu, je vous répète que je suis émerveillée de
    vous entendre parler si courtoisement.   Si
    l’on se demande, au passage, ce que le Bon Dieu vient faire à ce moment-là,
    on ne peut manquer d’être surpris par le comportement de cette dame qui
    accepte une aventure extra-matrimoniale sans lendemain (elle n’est possible
    que grâce à l’incendie du château qui éloigne les gardes du verger où les
    amants se rencontreront une seule et unique fois), « un coup d’un
    soir » en quelque sorte, sans cesser d’aimer son mari. On sait par les
    troubadours que les « dames » n’étaient pas toujours exemplaires,
    qu’il y avait bien des entorses au fin’amor. Mais la fable du
    perroquet met en scène une femme libérée comme on en imaginerait peu, a
    priori, au Moyen Âge (1).   L’histoire
    se termine par la séparation des amants, sans chagrin démonstratif.
    Antiphanor a seulement le cœur serré (ab cor marrit). Quant à la
    dame, elle le renvoie après lui avoir donné trois baisers (baiza.l tres
    vetz) et recommandé de se comporter en homme « propre »
    autant qu’il le pourra (de far que pros tan can poiretz). Enfin l’un
    des deux manuscrits restants ajoute une morale (dont il manque quelques
    mots) destinée aux maris jaloux :   So dis
    n’Arnautz de Carcasses Que precx a
    faitz per mantas res E per los
    maritz castïar, Que volo
    los molhers garar, Que.ls
    laisso a lor pes anar, …………… que
    may valra ; E ja degus
    no.y falhira.   Telle
    est l’histoire que raconte Arnaut de Carcassés, qui a fait des prières en
    maintes occasions. Et pour châtier les maris qui veulent garder leurs
    femmes. Qu’ils les laissent aller à leur fantaisie ……. Cela vaudra mieux et
    alors personne ne sera en faute.   Outre
    que l’interprétation du second vers apparaît difficile (2), cette morale
    digne des libertins du XVIIIe siècle trouve ici une illustration
    matérialiste : vouloir restreindre une femme volage peut coûter bien
    plus cher qu’une entorse à la dignité du mari, soit ici l’incendie de son
    château, quoique dans ce cas précis le feu mis au donjon par le perroquet
    ait été vite maîtrisé « grâce au vinaigre » (ab vinagre) !     Notes (1) Ces deux points, curieusement, ne
    sont pas relevés par Pierre Bec dans son introduction. (2) Nous reprenons ici celle de P. Bec
    qui s’en explique dans une note.     ©Michel Herland   |