LECTURE - CHRONIQUE 

 

http://www.francopolis.net/images/revbg.jpg

Revues papier ou électroniques, critiques, notes de lecture, et coup de cœur de livres...

ACCUEIL

ARCHIVES:  LECTURE CHRONIQUE

 


 

 

LECTURES –CHRONIQUES

 

Regards sur Henri Michaux (suite) :

 

Épreuves, exorcismes 1940-1944 (édité en 1945),

Éditions de la Pléiade, Tome 1

 

par Dominique Zinenberg

 

Ce recueil comprend quarante-deux textes et une Préface. Le recueil fut édité dans la collection blanche, chez Gallimard, en 1945. La guerre le traverse de part en part. La guerre, grand tunnel, labyrinthe, long hiver, long automne, été torride, désertique, repli et terreur, en d’autres termes : Épreuves !

Que peut le poète en temps de guerre ? Peut-il chanter ? La poésie engagée, quelle incongruité ! Et pourtant, Michaux, dans cette guerre-là, contourne, à sa façon, l’obstacle de l’engagement qui contredit le chant, le poème, et trouve des solutions bien à lui pour faire œuvre de résistance. « Michaux n’est si grand écrivain que parce qu’il a presque toujours su inventer les moyens neufs d’une écriture irréductible à toute définition préformée du « poétique », même s’il en frôle les voies », p. 1373. Et sa manière à lui, ce sont les exorcismes. Écrire pour exorciser, c’est-à-dire sortir de l’état d’emprisonnement dans lequel la guerre le plaque.  Dans sa Préface, Henri Michaux déclare que l’exorcisme est le véritable poème du prisonnier. Deux sortes d’exorcisme peuvent agir : le pur exorcisme qui consiste à fabriquer des mythes, comme le poète l’a maintes fois pratiqué ayant cela de commun avec quelqu’un comme Kafka. Transposition fabuleuse d’angoisses trop lourdes à contenir que la magie inventive, les métamorphoses métaphoriques permettent de juguler et second procédé, ce que le poète appelle « exorcisme par ruse » : détournements qui évitent le couperet de la censure, qui ouvrent une parenthèse psychique face à l’impression d’exil et d’emprisonnement, qui offrent également une carapace de résistance, de résilience même : toutes stratégies qui explorent les maux, comme à distance pour les cerner, ne pas se laisser enliser par eux, pour, en partie les vaincre ou tout au moins les neutraliser.

Si pendant cette période d’obscures violences, la peinture et le dessin prennent beaucoup le relais des mots, le poète cependant ne les évite pas totalement, son mutisme n’est que partiel, mais une grande méfiance à leur égard se lit dans le recueil même : Sachez-le aussi : Nous n’avons plus nos mots. Ils ont reculé en nous-mêmes. En vérité, elle vit, elle erre parmi nous LA FACE À LA BOUCHE PERDUE. (« La lettre dit encore », p. 795).

Pour que les « voix » qui vocifèrent n’étouffent pas les mots du poème, la chair de la langue et qu’ils jaillissent malgré tout, il faut se débrouiller pour dire l’épreuve grâce aux exorcismes.

Des voix multiples s’interpénètrent dès le poème liminaire qui s’appelle « Immense voix ». Tout un système d’échos se met en place dès ce moment et il essaimera dans l’espace nu de l’ensemble du recueil. Les échos se donnent à entendre par le parti pris de la répétition du même mot :

Immense voix/qui boit/ qui boit // Immenses voix/qui boivent/ qui boivent // je ris, je ris tout seul dans une autre/ dans une autre/ dans une autre barbe // Je ris, j’ai le canon qui rit/ le corps canonné/ je, j’ai, je suis // ailleurs ! ailleurs ! ailleurs ! … (p. 775)

À « Immense voix » se joindra un peu plus loin page 786 le poème en prose « Voix » qui suggère avec force le pouvoir des mots, leur capacité à agir :« Je les réduirai ces hommes, je les réduirai et déjà ils sont réduits quoiqu’ils n’en sachent encore rien. Je les réduirai à si peu de chose qu’il n’y aura pas moyen de distinguer qui est homme de qui est femme, et déjà ils ne sont plus ce qu’ils étaient autrefois, mais comme leurs organes savent encore s’interpénétrer, ils se croient toujours différents, l’un ceci, l’autre cela… » À quoi s’ajouteront encore « La lettre » et « La lettre dit encore » puis la voix de Maître Ho (fac-similé d’un maître japonais et ce qui reste du poète Michaux, si l’on ne garde que la dernière syllabe de son nom et la sonorité, et non l’orthographe de cette même syllabe ! Ce qui en dit long sur le sentiment de morcellement de la personne du poète ou de l’état de la poésie en temps de guerre !) puis les vingt-trois chants de « La marche dans le tunnel », eux-mêmes déjà écho du thème du labyrinthe, comme si les images d’enfermement, de perte, d’égarements ne pouvaient que s’accumuler sans évacuer pour autant la dimension vocale démultipliée qui sature l’ensemble des textes et dont la dernière occurrence est sans doute « Il écrit » (p. 819).

Aux voix qui agressent, martèlent ou dénoncent et qui forment ainsi la partie auditive et chorale du recueil, s’additionne le pendant visuel omniprésent dans Épreuves, exorcismes. La faculté de faire grandir des mythes, de créer des monstres est d’abord capacité à faire voir, à dessiner les traits, à former un espace, à faire visualiser les horreurs par le biais de comparaisons, foisonnantes, de métaphores, de personnifications, d’allégories et de visions.

Le vieux vautour

C’est un vieux vautour qui ne me lâche pas.

Ah ! il trouve bien toujours un perchoir près de moi. Il sait me retrouver.

Parfois sur la tête d’un ami je le vois, dans le visage d’un inconnu, qui essaie de mettre son œil rond au regard qui ne fléchit jamais, et même son bec, il essaie de l’y mettre malgré l’extrême impropriété à cet égard de la figure humaine.

Néanmoins, il s’y fixe et s’y fait reconnaître. Pour moi, mon visage à son tour durcit, et je quitte préoccupé ces faux amis, ces hommes qui se croient quelque chose et même quelqu’un et n’ont même pas pu défendre leur face (p. 818).

 

Quand on lit ce recueil avec l’attention qu’il mérite, on sent que l’espace littéraire que constituent ces textes, proses et vers mêlés, est un espace de résistance. Ce ne sont pas des tracts lancés sur Paris ou lus sous le manteau, mais le langage codé doit être décrypté et il arrive que le récit soit explicite et d’une redoutable clarté. Y sont dénoncés l’antisémitisme et le sort réservé aux Juifs, la déshumanisation, l’expansion guerrière, les mensonges et les vulgarités de la langue, devenue déchet, et la lâcheté de la France qui collabore :

 

Chant douzième

 

En ce temps-là, un grand pays se trouva comme un pays petit.

Un accident de lutte l’ayant mis à terre en un instant, il se tenait coi à présent, jetant les yeux à gauche, à droite, il semblait demander permission.

En ce temps-là, celui qui avait jeté tant de lumière fut en grande obscurité ;

Ce pays alors beaucoup nous affligea et lui fort affligé aussi, mais surtout penaud d’être si amoindri et prisonnier et sa chaîne si courte et si tendue.

Les autres pays, stupéfaits, considéraient celui qui, par son soleil, les avait si longtemps forcés à lever la tête.

Mais ils ne se réjouissaient pas, même les envieux.

Ce ratatinement si rapide les angoissait.

 

 ©Dominique Zinenberg

 

 

***

Voir la suite d’études de Dominique ZInenberg sur Les Œuvres complètes d’Henri Michaux (Éditions de La Pléiade) :

1.    Fables des origines d’Henri Michaux (janvier 2015)

2.    Regards sur Henri Michaux – Volet 1 La Pléiade sept.2015

3.    Regards sur Henri Michaux – Volet 2 - Écuador oct.2015

4.    Regards sur Henri Michaux - Un Barbare en Inde. (1933-1967, 1989) nov.2015

5.    Regards sur Henri Michaux - Un Barbare en Chine, déc. 2015

6.    Regards sur Henri Michaux - Un Barbare en Chine... suite, janv.2016

7.    Regards sur Henri Michaux - Un barbare au Japon (février 2016

8.    Regards sur Henri Michaux - Un barbare chez le Malais (mars 2016)

9.    Regards sur Henri Michaux - Regard sur "La Nuit remue" (septembre 2016)

10. Regards sur Henri Michaux - Petite étude sur « Mes Propriétés » dans La Nuit remue (octobre/novembre 2016)

11. Regards sur Henri Michaux - Petite étude sur Lointain intérieur (Éditions de La Pléiade, tome 1 ; février 2017).

12. Regards sur Henri Michaux - Un certain Plume : Éditions de La Pléiade, tome 1 (avril 2017)

 

 

 

 

Regards sur Henri Michaux
par Dominique Zinenberg

 

Francopolis janvier-février 2018

Créé le 1 mars 2002

A visionner avec Internet Explorer