Ce
recueil comprend quarante-deux textes et une Préface. Le recueil fut édité
dans la collection blanche, chez Gallimard, en 1945. La guerre le traverse
de part en part. La guerre, grand tunnel, labyrinthe, long hiver, long
automne, été torride, désertique, repli et terreur, en d’autres
termes : Épreuves !
Que
peut le poète en temps de guerre ? Peut-il chanter ? La poésie
engagée, quelle incongruité ! Et pourtant, Michaux, dans cette
guerre-là, contourne, à sa façon, l’obstacle de l’engagement qui contredit
le chant, le poème, et trouve des solutions bien à lui pour faire œuvre de
résistance. « Michaux n’est si grand écrivain que parce qu’il a
presque toujours su inventer les moyens neufs d’une écriture irréductible à
toute définition préformée du « poétique », même s’il en frôle
les voies », p. 1373. Et sa manière à lui, ce sont les exorcismes. Écrire
pour exorciser, c’est-à-dire sortir de l’état d’emprisonnement dans lequel
la guerre le plaque. Dans sa
Préface, Henri Michaux déclare que l’exorcisme est le véritable poème du prisonnier. Deux sortes d’exorcisme peuvent
agir : le pur exorcisme qui consiste à fabriquer des mythes, comme le
poète l’a maintes fois pratiqué ayant cela de commun avec quelqu’un comme
Kafka. Transposition fabuleuse d’angoisses trop lourdes à contenir que la
magie inventive, les métamorphoses métaphoriques permettent de juguler et
second procédé, ce que le poète appelle « exorcisme par
ruse » : détournements qui évitent le couperet de la censure, qui
ouvrent une parenthèse psychique face à l’impression d’exil et
d’emprisonnement, qui offrent également une carapace de résistance, de
résilience même : toutes stratégies qui explorent les maux, comme à
distance pour les cerner, ne pas se laisser enliser par eux, pour, en
partie les vaincre ou tout au moins les neutraliser.
Si
pendant cette période d’obscures violences, la peinture et le dessin
prennent beaucoup le relais des mots, le poète cependant ne les évite pas
totalement, son mutisme n’est que partiel, mais une grande méfiance à leur
égard se lit dans le recueil même : Sachez-le aussi : Nous n’avons plus nos mots. Ils ont reculé
en nous-mêmes. En vérité, elle vit, elle erre parmi nous LA FACE À
LA BOUCHE PERDUE. (« La lettre dit encore », p.
795).
Pour
que les « voix » qui vocifèrent n’étouffent pas les mots du
poème, la chair de la langue et qu’ils jaillissent malgré tout, il faut se
débrouiller pour dire l’épreuve grâce aux exorcismes.
Des
voix multiples s’interpénètrent dès le poème liminaire qui s’appelle
« Immense voix ». Tout un système d’échos se met en place dès ce
moment et il essaimera dans l’espace nu de l’ensemble du recueil. Les échos
se donnent à entendre par le parti pris de la répétition du même mot :
Immense voix/qui boit/
qui boit // Immenses voix/qui boivent/ qui boivent // je ris, je ris tout
seul dans une autre/ dans une autre/ dans une autre barbe // Je ris, j’ai
le canon qui rit/ le corps canonné/ je, j’ai, je suis // ailleurs !
ailleurs ! ailleurs ! … (p. 775)
À
« Immense voix » se joindra un peu plus loin page 786 le poème en
prose « Voix » qui suggère avec force le pouvoir des mots, leur
capacité à agir :« Je les
réduirai ces hommes, je les réduirai et déjà ils sont réduits quoiqu’ils
n’en sachent encore rien. Je les réduirai à si
peu de chose qu’il n’y aura pas moyen de distinguer qui est homme de qui
est femme, et déjà ils ne sont plus ce qu’ils étaient autrefois, mais comme
leurs organes savent encore s’interpénétrer, ils se croient toujours
différents, l’un ceci, l’autre cela… » À
quoi s’ajouteront encore « La lettre » et « La lettre dit
encore » puis la voix de Maître Ho (fac-similé d’un maître japonais et
ce qui reste du poète Michaux, si l’on ne garde que la dernière syllabe de
son nom et la sonorité, et non l’orthographe de cette même syllabe !
Ce qui en dit long sur le sentiment de morcellement de la personne du poète
ou de l’état de la poésie en temps de guerre !) puis les vingt-trois
chants de « La marche dans le tunnel », eux-mêmes déjà écho du
thème du labyrinthe, comme si les images d’enfermement, de perte,
d’égarements ne pouvaient que s’accumuler sans évacuer pour autant la
dimension vocale démultipliée qui sature l’ensemble des textes et dont la
dernière occurrence est sans doute « Il écrit » (p. 819).
Aux
voix qui agressent, martèlent ou dénoncent et qui forment ainsi la partie
auditive et chorale du recueil, s’additionne le pendant visuel omniprésent
dans Épreuves,
exorcismes. La faculté de faire grandir des mythes,
de créer des monstres est d’abord capacité à faire voir, à dessiner les
traits, à former un espace, à faire visualiser les horreurs par le biais de
comparaisons, foisonnantes, de métaphores, de personnifications,
d’allégories et de visions.
Le vieux vautour
C’est un vieux vautour
qui ne me lâche pas.
Ah ! il trouve bien
toujours un perchoir près de moi. Il sait me retrouver.
Parfois
sur la tête d’un ami je le vois, dans le visage d’un inconnu, qui essaie de
mettre son œil rond au regard qui ne fléchit jamais, et même son bec, il
essaie de l’y mettre malgré l’extrême impropriété à cet égard de la figure
humaine.
Néanmoins,
il s’y fixe et s’y fait reconnaître. Pour moi, mon visage à son tour
durcit, et je quitte préoccupé ces faux amis, ces hommes qui se croient
quelque chose et même quelqu’un et n’ont même pas pu défendre leur face (p.
818).
Quand
on lit ce recueil avec l’attention qu’il mérite, on sent que l’espace
littéraire que constituent ces textes, proses et vers mêlés, est un espace
de résistance. Ce ne sont pas des tracts lancés sur Paris ou lus sous le manteau,
mais le langage codé doit être décrypté et il arrive que le récit soit
explicite et d’une redoutable clarté. Y sont dénoncés l’antisémitisme et le
sort réservé aux Juifs, la déshumanisation, l’expansion guerrière, les
mensonges et les vulgarités de la langue, devenue déchet, et la lâcheté de
la France qui collabore :
Chant
douzième
En
ce temps-là, un grand pays se trouva comme un pays petit.
Un
accident de lutte l’ayant mis à terre en un instant, il se tenait coi à
présent, jetant les yeux à gauche, à droite, il semblait demander
permission.
En
ce temps-là, celui qui avait jeté tant de lumière fut en grande
obscurité ;
Ce
pays alors beaucoup nous affligea et lui fort affligé aussi, mais surtout
penaud d’être si amoindri et prisonnier et sa chaîne si courte et si
tendue.
Les
autres pays, stupéfaits, considéraient celui qui, par son soleil, les avait
si longtemps forcés à lever la tête.
Mais
ils ne se réjouissaient pas, même les envieux.
Ce
ratatinement si rapide les angoissait.
©Dominique Zinenberg
***
Voir la suite d’études de Dominique ZInenberg sur Les Œuvres complètes d’Henri Michaux (Éditions
de La Pléiade) :
1.
Fables des
origines d’Henri Michaux (janvier 2015)
2.
Regards sur Henri Michaux – Volet 1 La Pléiade
sept.2015
3.
Regards sur Henri Michaux – Volet 2 - Écuador
oct.2015
4.
Regards sur Henri Michaux - Un Barbare
en Inde. (1933-1967, 1989) nov.2015
5.
Regards sur Henri Michaux - Un Barbare
en Chine, déc. 2015
6.
Regards sur Henri Michaux - Un Barbare
en Chine... suite, janv.2016
7. Regards sur Henri Michaux - Un barbare
au Japon (février 2016
8. Regards sur Henri Michaux - Un barbare
chez le Malais (mars 2016)
9. Regards sur Henri Michaux - Regard sur
"La Nuit remue" (septembre 2016)
10. Regards sur Henri Michaux - Petite
étude sur « Mes Propriétés » dans La Nuit remue
(octobre/novembre 2016)
11. Regards sur Henri Michaux - Petite
étude sur Lointain intérieur
(Éditions de La Pléiade, tome 1 ; février 2017).
12. Regards sur Henri Michaux - Un certain Plume : Éditions de La
Pléiade, tome 1 (avril 2017)
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