Le Salon de lecture

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SALON DE LECTURE

 

Printemps 2025

 

 

 

Denis Emorine :

 

 

Poèmes inédits ;

 

Nouvelles retrouvées ;

 

Entretien avec Igor Zourine

 

 

 

 

©Jacques Grieu, En hiver (2023)

 

 

 

Poèmes pour un autre temps

 

Je suis revenu dans la ville oubliée

des poèmes tombaient des arbres morts

en me giflant au passage

je n’avais pas la force

de les repousser

Je suis revenu une dernière fois

avant de mourir

ou de m’enfuir

dans le passé

 

***

 

Je n’avais pas besoin d’ouvrir les yeux

pour te retrouver dans l’ombre

des forêts sans âme

ta beauté éclairait

même ma vie dévastée

j’aimais te regarder vivre à distance

courbé parfois

sous le poids des poèmes

que je n’écrivais pas

 

***

 

J’ai toujours hurlé

que la mort vient de l’Est

sans pénétrer dans le bois de bouleaux

couvert de mots étrangers

parfois

je voudrais mourir

seul dans

la pourriture d’un matin complice

Au loin

des soldats déchireront mes poèmes en riant

pour éviter de les lire

Un jour j’entrerai dans le bois

et il sera trop tard sur la terre

 

***

 

Une lune grise contemplait la terre

je ne bougeais plus

j’avais peur de la regarder

je pensais aux jours oubliés

à la pluie qui rejoignait mes larmes

à la femme que j’aimais

sans toujours la mériter

 

***

 

Cette nuit, la jeune femme brune aux yeux bleus est entrée dans ma chambre sans frapper je dois le préciser. L’odeur de la mort m’a réveillé. Elle a prononcé quelques mots inintelligibles. Elle avait vieilli, je crois.

Elle voulait que je la suive : mais il était trop tard pour nous deux. Je lui ai fait non de la tête. Elle pleurait, me semblait-il et la pluie s’ est mise à tomber de plus en plus fort dans ma chambre.

 

©Denis Emorine

 

 

Trois valses tristes…

 

Shtiler

 

Tous les jours sans exception, le vieux monsieur se rendait au parc municipal. Généralement, il y passait une bonne partie de la journée. Les gens le connaissaient bien. On disait qu’il était un peu fou mais inoffensif. Il saluait tout le monde en levant son chapeau. Il prétendait s’appeler Abel ou Jean-François… parfois, il ne savait plus. Il s’asseyait toujours sur le même banc défraîchi, son banc. Les enfants l’aimaient bien. Il leur donnait des bonbons et du pain azyme. Les enfants mangeaient les bonbons seulement et émiettaient le pain pour le donner aux oiseaux.

Parfois, on l’entendait chuchoter dans une langue qui ressemblait à de l’allemand. On prétendait qu’il était né dans un camp de concentration ou qu’il avait été déporté avec ses parents. Un jour, un enfant lui avait demandé : « C’est vrai que t’es né dans un camp de concentration, Abel ? C’est quoi, un camp de concentration ? »

Le vieil homme avait murmuré : « Chut, il ne faut pas le dire. Je m’appelle Jean-François, pas Abel. Jean-François, souviens-toi et dis-le à tout le monde. » Puis, il avait ajouté avant de mettre un doigt sur ses lèvres : « Je sais que je peux te faire confiance. On ne les voit pas mais ils sont là, ils nous épient. Ils sont rusés, tu sais et méchants, très méchants. Fais bien attention. » D’un doigt tremblant, Abel avait désigné au petit garçon un bosquet, près d’un massif de fleurs. L’enfant s’était éloigné, la main pleine de bonbons multicolores.

Les semaines passaient. Abel − ou Jean-François − arrivait tous les jours à la même heure, peu après l’ouverture du parc. Les gens le saluaient de loin. L’automne arrivait déjà mais il y avait encore de belles journées. Le vieux monsieur portait un manteau usagé couleur feuilles mortes. Ce jour-là, il semblait plus fébrile qu’à l’ordinaire. Une famille occupait son banc. Le père lui fit signe : « Il y a encore une place pour vous, Abel ! »

Abel ne répliqua pas. D’abord, il sembla ne rien voir. Peut-être n’avait-il pas entendu ? Les deux enfants l’appelèrent : « Abel, viens-nous rejoindre ! »

Abel faisait mine de ne pas comprendre. Il avait l’air très en colère. Ses mains se crispaient sur sa canne. Son visage était tendu, il lissait sa barbe blanche sans cesse. Il s’arrêta devant son banc, fit face et prononça quelques mots à l’adresse des parents dans une langue que personne ne comprenait. Le vieil homme agitait sa canne dans leur direction.

« Venez les enfants, allons-nous-en, laissons- le… » chuchota la mère.  La famille partit précipitamment laissant le banc libre à son propriétaire légitime. Abel était calmé à présent. Les gestes fébriles, il déballa le pain azyme. Ses doigts tremblaient encore puis, l’œil humide, il fredonna une chanson aux paroles incompréhensibles, une sorte de berceuse.

Quelques enfants s’étaient brusquement arrêtés de jouer. On ne reconnaissait pas le doux Abel dans ce vieillard rouge de colère, qui vociférait à présent, semblant invectiver des fantômes. Le pain azyme tomba. Il le chercha sur le banc, ajusta ses lunettes, s’énerva. Il le trouva enfin, l’épousseta soigneusement avec sa serviette. Il appela les enfants alentour pour leur proposer les bonbons habituels. Personne ne bougea. Enfin, une petite fille plus hardie s’approcha et lui dit bonjour.

Le vieux monsieur sourit : « Je suis Jean-François, pas Abel. Tu te souviendras ? Tu le diras aux autres, d’accord ? » Il lui parlait d’une voix douce. Il était redevenu comme avant, affable et prévenant.

« Et toi, comment t’appelles-tu ? lui demanda-t-il.

– Sarah. »

Abel avait l’air bouleversé tout à coup : « Sarah, dis-tu ? J’ai aimé une femme qui s’appelait ainsi, il y a longtemps… si longtemps. C’était en… » Il regardait au loin, dans le vague : « Fais attention, Sarah, on ne les voit pas mais ils sont là, ils nous épient. Ils sont très méchants, tu sais. Je te fais confiance, je sais que tu ne me dénonceras pas, toi, tu es gentille… mais promets-moi de faire attention. »

Le vieillard ne prononça plus un mot. Sarah s’éloigna en agitant la main. Il ne répondit pas.

Abel partit plus tôt que d’habitude. Il avait l’air perturbé. Les adultes se détournaient à son approche. Seuls, les enfants le hélaient en criant joyeusement : « Abel ! Abel ! »

Le vieillard rentrait la tête dans les épaules comme s’il voulait ne pas entendre. Il vacillait un peu en s’appuyant sur sa canne. Le temps changeait. Il faisait plus froid à présent. Le vent se leva, agitant les branches des arbres. Quelques oiseaux s’envolèrent, effrayant le vieux monsieur qui leva sa canne en direction du ciel.

Le lendemain, le parc était fermé exceptionnellement pour cause de travaux. Le jour suivant, Abel arriva toujours à la même heure. Il semblait paisible, saluant les habitués en levant son chapeau comme d’habitude. Il y avait une ronde d’enfants autour de lui qui souriaient en tendant la main. La distribution de bonbons commençait lorsque tout à coup, il fronça les sourcils. On emmenait le banc, son banc. Deux employés municipaux en uniforme vert étaient en train de le desceller.

Abel se rua sur eux, la canne levée, prononçant des paroles incompréhensibles :

« Dem iz meyn! Ir ton nit hobn di rekht! »

Il était fou furieux et tentait de les frapper. Les deux hommes lui expliquèrent que le banc était trop vieux et cassé et qu’il serait remplacé la semaine d’après par un banc métallique tout neuf. D’abord, il ne répondit rien. Enfin, il réussit à articuler : « C’est à moi, à moi ! Vous n’avez pas le droit ! » Puis à nouveau un flot de paroles s’échappa de sa bouche, dans cette langue inintelligible qui ressemblait à de l’allemand…

 

Ce jour-là et les jours suivants, les enfants n’eurent pas de bonbons. Abel, qu’on était parvenu à maîtriser avant de l’emmener on ne sait où, ne revint jamais.

 

***

 

La robe

 

Lorsque la psychiatre m’a ouvert la porte, j’ai ébauché un mouvement de recul. Elle me semblait si jeune. J’avais l’impression qu’elle aurait pu être ma fille. Avec ses cheveux noirs aux épaules, elle ressemblait à une de mes étudiantes dont j’avais été secrètement amoureux il y a quelques années. Si la jeune femme s’est rendu compte de ma réaction, elle n’a rien laissé paraître. Elle s’est effacée pour me laisser entrer. Comment lui expliquer que j’avais choisi le seul nom féminin de la liste proposée par l’annuaire ? Et d’ailleurs est-ce une confidence à faire au praticien ?

Je me suis enfoncé dans le fauteuil en cuir rouge qui lui faisait face. Elle attendait que j’ouvre la bouche mais rien ne venait. Au téléphone, sa voix était mélodieuse avec un très léger accent étranger mais quelle importance ? Je la regardais dans les yeux ; elle a soutenu mon regard pendant un certain temps puis a brisé le silence en attrapant un stylo et un bloc-notes. Je ne connaissais plus trop les raisons de ma présence dans son cabinet. J’avais envie de lui demander pourquoi elle avait choisi ce métier, ce qui était une curieuse entrée en matière.

« Vous êtes écrivain ? C’est cela ? »

J’ai acquiescé silencieusement. Comment lui faire comprendre que je ne parvenais plus à écrire depuis plusieurs mois et que cette absence d’inspiration m’angoissait terriblement ? Comment lui confier que j’attendais qu’elle favorise à nouveau l’envie irrésistible qui me poussait à m’installer devant mon ordinateur pendant de longues heures pour m’épancher sur des pages et des pages ? Et surtout comment lui demander qu’elle m’aide à apprivoiser ma peur de la mort…Je l’ai regardée plus attentivement. Sa beauté me troublait. Elle attendait visiblement que je m’exprime enfin. Je ne savais pas quoi faire ou plutôt quelle attitude adopter. Sur son bureau, un coupe-papier effilé, en ivoire apparemment, a retenu mon attention. J’avais envie de m’en emparer et de poser doucement l’objet sur sa gorge sans appuyer, simplement pour voir sa réaction. Elle s’est aperçue que je ne parvenais pas à détacher les yeux du coupe-papier : « C’est le cadeau d’un patient », a-t-elle dit simplement (pour dissimuler son trouble ?).

J’ai fini par ouvrir la bouche : « Je croyais que, par déontologie, un psychiatre n’acceptait jamais rien de ses patients pour ne pas suggérer ou même favoriser de liens d’amitié ? »

La jeune femme m’a regardé droit dans les yeux. J’avais beaucoup de mal à dissimuler mon malaise. Il me semble que je la désirais, moi qui me croyais incapable de ce genre de pulsion ou… de fantasme ? Et puis comment pouvait-on désirer une inconnue rencontrée il y a quelques minutes à peine ? Cette manifestation de ma libido me ressemblait si peu.

En même temps, paradoxalement, j’avais envie de me lever et de m’en aller. Elle portait une longue robe, bleu roi, qui moulait un peu ses formes, et dont l’éclat me fit mal aux yeux tout à coup. Je l’avais immédiatement remarquée lorsqu’elle m’avait ouvert. J’avais envie de rester avec elle, longtemps, très longtemps, de m’approcher pour sentir son parfum, peut-être de humer longuement sa chevelure. Je n’avais jamais ressenti de sensations pareilles… Comment réagirait-elle si je l’invitais à dîner ? Cette proposition inattendue, elle ne pouvait décemment pas l’accepter.

La psychiatre finit par articuler d’une voix douce mais ferme :

« Vous ne me dites pas grand-chose. C’est ce coupe-papier qui retient toute votre attention. On dirait qu’il vous fascine… »

Je suppose qu’elle bougea les jambes. J’entendis un froissement d’étoffe sous le bureau. J’avais envie de me pencher pour voir… mais pour voir quoi ? Un bruit ? C’était absurde.

 « Je sais… lui dis-je. Vous me trouvez bizarre ? »

Son regard était lointain. Elle semblait voir à travers moi.

 « Pas du tout. Je ne porte aucun jugement. Ce n’est pas mon rôle. C’est difficile d’exprimer ce que vous ressentez ? »

À nouveau, je perçus le même froissement qui provenait effectivement de sous le bureau. Elle devait croiser et décroiser les jambes par moment et l’étoffe – de la soie ? − murmurait à chaque fois. Le bruit se reproduisait à intervalles réguliers. J’avais une envie folle de me pencher et de regarder sous son bureau… En même temps, ce froissement léger, ténu, me ravissait.

Je réussis à articuler d’une voix faible : « J’aime la couleur de votre robe. Elle est belle. »

La psychiatre fronça imperceptiblement les sourcils. Je crus voir fugitivement de la peur dans ses yeux. Elle jeta très rapidement un coup d’œil sur le coupe-papier. Était-il si important à ses yeux ? Était-ce pour se rassurer face à cet homme déconcertant ? Sans trop savoir pourquoi, je ressentis de la jalousie. Subitement, je me suis levé et j’ai fait quelques pas dans la pièce. La jeune femme me considérait en silence ne sachant trop quelle attitude adopter, du moins le pensais-je. Je ne m’approchai pas d’elle. Je ne voulais pas l’effrayer. Elle était très maîtresse d’elle-même. J’étais impressionné. Pour un peu, je serais parti sans aucune explication. Finalement, je me suis rassis.

Il y eut un long silence. Le bruit avait cessé, je crois. Effectivement, la psychiatre ressemblait beaucoup à Julia sauf la voix. Celle de Julia était un peu rauque. Parfois, elle semblait se briser comme sous le coup d’une émotion par exemple lorsque l’étudiante lisait à voix haute un passage particulièrement chargé d’émotion. C’était ce qui m’avait charmé − au sens fort − en elle. Je n’ai jamais été un séducteur, je crois l’avoir dit, mais c’est vrai, j’aurais aimé lui prendre la main, presser son épaule… rien d’autre, je crois. Est-ce que les femmes sentent le trouble que certains hommes éprouvent à leur vue, ce que j’appellerais maladroitement leur pouvoir de séduction ? Oui, sans doute…

Julia avait une manière très particulière de rejeter ses cheveux en arrière, de vous regarder, de s’étirer même en bâillant discrètement… Je la regardais parfois à la dérobée en me disant que jamais je ne l’inviterais à prendre un café parce que « ça ne se fait pas » et puis je suis d’un naturel timide. J’insiste : je ne suis pas un séducteur et j’ai toujours aimé que les femmes fassent les premiers pas. Un professeur d’université qui séduit une de ses étudiantes, quoi de plus vulgaire ? Mais, en l’occurrence, me disais-je avec une mauvaise foi évidente, n’était-ce pas plutôt le contraire ?

Je me souvenais du jour où Julia m’avait invité chez elle pour fêter son master. Lorsque je suis entré, il y avait beaucoup de jeunes gens bruyants et joyeux : quoi de plus naturel ? J’ai perçu quelques sourires ironiques ; j’étais le seul vieux. Je n’étais pas de leur monde, j’en étais conscient. Julia est venue vers moi, elle m’a tendu la joue. Je l’ai embrassée maladroitement. Je me suis assis, mon verre à la main. Je n’étais pas de leur monde, voilà tout. Pourquoi avais-je accepté de sortir de ma tanière ? Quelques-uns de mes étudiants m’ont souri en levant leur verre. J’ai fait de même. Il faut toujours respecter les conventions sociales quelles qu’elles soient. Je n’aurais pas dû venir, pensais-je. J’avais envie de m’enivrer, non, de me bourrer la gueule, plutôt… La musique était trop forte, à mon gré. J’avais surtout besoin de solitude. Lorsque Julia est venue m’inviter à danser un slow, j’ai failli décliner sa proposition : j’avais peur d’être ridicule. Elle l’a senti : « Vous ne pouvez pas refuser, cher professeur », a-t-elle murmuré. Elle m’a pris la main. Et pourtant, j’avais tellement envie qu’elle m’attire à elle, en posant doucement sa tête sur mon épaule… Ce qu’elle a fait d’ailleurs comme si elle avait lu dans mes pensées. Julia me guidait. J’étais dans ses bras, j’avais quinze ans… Le monde n’existait plus. Sensation dangereuse. J’étais un vieil adolescent maladroit. J’aurais voulu mourir dans ses bras, je crois.  Je me souviens, ma sœur aînée me répétait toujours : « Tu es un romantique incurable », en haussant les épaules d’une façon quelque peu méprisante.

Une fois chez moi, je me suis effectivement bourré la gueule… j’ai descendu la moitié d’une bouteille de vodka. En croyant me faire du bien, Julia avait provoqué l’inverse. À cinquante ans, je me sentais de trop. C’était ma faute après tout. Avait-on idée de se mettre dans des situations pareilles ?

Soudain, la psychiatre s’est levée : « La séance est pratiquement terminée », a-t-elle dit. Et comme je gardais le silence : « Est-ce que vous souhaitez revenir ? » Je me suis extirpé du fauteuil.  En me reculant pour me lever et sortir, j’ai baissé machinalement les yeux : devant mes pieds, un mince tissu blanc et fin, bordé de dentelle dépassait de sous le bureau…

J’ai pris rendez-vous pour la semaine prochaine. Sans oser la regarder, j’ai simplement prononcé ces mots : « Vous remettrez cette robe, s’il vous plaît ? »  Puis je suis parti sans me retourner.

 

***

 

Chez Tigris

 

C’était une vieille librairie. Personne n’y entrait jamais. La plupart des gens se rendaient à la grande surface où l’on trouve tout ce qui est consommable y compris les livres et, éventuellement, la littérature. Le libraire semblait aussi vieux que sa librairie, c’est-à-dire hors d’âge. Un chat gris se glissait parfois entre les rayonnages, silencieux comme le maître des lieux, ce qu’il était sans doute. Les horaires d’ouverture étaient souvent fantaisistes : il arrivait que la lumière brille tard dans la nuit. Parfois, la librairie Chez Tigris (c’était le nom du chat) semblait fermée aux horaires d’ouverture habituels des magasins. À l’intérieur, des piles de livres et de revues jonchaient le sol. Tigris, s’il daignait se montrer, ouvrait un œil torve et indifférent sur le monde avant de se rendormir.

Ce jour-là pourtant, régnait une sorte d’animation à l’intérieur. Peut-être était-ce lié au grand écriteau affiché à la devanture : « À vendre. Fonds compris ». On espérait que le chat ne faisait pas partie du lot mais ces félins sont-ils vraiment à vendre ? On percevait quelques mouvements à l’intérieur. Une ombre circulait ici et là entre les étagères, déplaçant parfois un livre ou deux. On aurait dit les dernières palpitations de la vie avant le passage à trépas.

Jean-Yves Rosen aurait voulu mourir certes et pas seulement parce que sa librairie agonisait depuis de longues années. Il se sentait trop vieux, usé et surtout inutile. Ses parents, juifs hongrois naturalisés français, étaient morts depuis longtemps ; un accident de voiture lorsqu’il avait dix-huit ans. Il n’avait pas de famille. Le libraire allait atteindre soixante-douze ans dans quelques mois sans y croire vraiment. Cette librairie était ou plutôt représentait toute sa vie après une carrière d’écrivain raté. Récemment, l’animateur d’une célèbre émission littéraire à la télévision était entré dans son échoppe. « On » lui avait parlé de Chez Tigris, de cet endroit où la littérature était reine et le chat gris roi. Devant le peu d’enthousiasme du propriétaire, le solliciteur avait rebroussé chemin non sans avoir caressé Tigris qui avait craché à son adresse.

Jean-Yves aurait voulu se rendre à Jérusalem avant de quitter ce monde, mais il n’en avait plus vraiment la force. Pourtant une vieille tante, Perla, qu’il ne se connaissait pas, l’invitait régulièrement depuis quelques années. « La vie en France n’est plus possible pour toi, lui disait Perla. Viens t’installer ici pendant qu’il est encore temps !...Tu verras, tu aimeras Jérusalem ! »

Il n’était plus temps pour Jean-Yves. Temps de faire quoi ? On ne recommence pas sa vie et puis encore fallait-il en avoir le désir ; ce qui n’était pas son cas. Non, il ne verrait jamais Jérusalem. Il regarda brièvement l’étoile de David sur une affiche poussiéreuse qui lui faisait face dans un coin obscur de sa librairie et eut envie de la décrocher… Il se ravisa. Jean-Yves Rosen prit un livre au hasard – mais le hasard existe-t-il vraiment ? − parcourut distraitement quelques pages, le reposa en soupirant. Tigris prenait ses aises, en bâillant et en se léchant les babines d’un air distrait. Cette librairie était la sienne au fond. Jean-Yves sourit à cette idée. Ne dit-on pas souvent que les chats habitent chez les humains qui sont leurs locataires ?

Le soir commençait à tomber. Jean-Yves n’avait pas envie de fermer. Il n’avait plus envie de rien d’ailleurs. La petite librairie, ouverte contre vents et marées était son phare même si elle n’éclairait pas grand-chose. Tant qu’elle vivrait, il ferait de même et réciproquement.

Le vieil homme ouvrit la porte et huma l’air de la ville qu’il avait tellement aimée autrefois. Quelques lumières scintillaient ici et là. Les passants rentraient chez eux, pressés de retrouver la quiétude du foyer. Jean-Yves n’avait pas vraiment de foyer, il n’en avait jamais eu. Seul, un petit réduit au premier étage abritait sa solitude. Il pensait confusément à Perla. Elle lui avait envoyé une photo qui devait dater d’il y a longtemps. On y voyait une belle femme brune d’une trentaine d’années qui souriait au photographe, son mari peut-être ?  Perla avait été mariée, Jean-Yves le savait. Ses quatre enfants avaient émigré aux Etats-Unis où ils avaient de bonnes situations comme on dit. Ils retournaient rarement en Israël. Au dos de la photo, il y avait ces quelques mots :  À mon amour, ma Perla adorée. Jérusalem, 1956.

Non, décidément, Jean-Yves ne verrait jamais Perla ni Jérusalem. Il était trop tard pour lui. Le libraire était trop vieux. Et puis, on ne recommence jamais sa vie. Jean-Yves était las.

Le téléphone sonna. Voyons où était-il, ce fichu téléphone ? Le libraire hésita, finit par décrocher avant de dire : « Librairie Chez Tigris… » et entendit : « Sale youpin ! » avant qu’on raccroche. Il le savait bien pourtant. Il aurait dû laisser sonner ce maudit appareil ou s’en débarrasser. Ces derniers temps, il recevait souvent, trop souvent ce genre d’appels anonymes. Jean-Yves avait envisagé de déposer plainte au commissariat mais à quoi bon ? Il ne s’imaginait pas, disant à un fonctionnaire distrait : « Je suis libraire et juif… » ou « Je suis juif et libraire… » Non, il n’aurait jamais pu s’y résoudre. Il aurait eu trop honte.

Il commençait à faire froid. Peut-être fallait-il rentrer, fermer la librairie, sans oublier de nourrir Tigris ? C’est curieux, d’habitude, l’animal ne se laissait pas oublier. Tigris venait se frotter aux jambes de son maître en ronronnant. Il y a quelques années, un jour de grande chaleur, le chat était entré, s’était installé tranquillement sur une pile de livres sans plus jamais repartir. Il avait trouvé sa maison. Jean-Yves Rosen se disait avec humour qu’il avait enfin accueilli un vrai lecteur.

 

La voiture s’arrêta brusquement devant la librairie dans un crissement de pneus. Un homme en sortit. Jean-Yves ne comprit pas ce qui arrivait, il n’eut pas le temps de penser à Perla ni à Jérusalem. L’instant d’après, tout s’embrasait. Le vieil homme s’effondra sur le trottoir. Cette fois, la librairie était définitivement fermée.

 

***

 

Nouvelles extraites de Valses tristes, Valsuri triste, édition bilingue français/roumain, Ars Longa (Collection Perseide), Iaşi, 2016 (Traduction en roumain et préface: Christian Tămaș).

 

 

 

Le soleil ne se lève plus à l’Est

 

Солнце больше не встает на Востоке

 

Igor : Je suis heureux de te retrouver, Denis.  Une question à brûle-pourpoint d’abord : qui est Denis Emorine ?

 

Denis : Merci, Igor ; je le suis également. Pour moi, il est toujours difficile de répondre à cette question qui met en jeu l’identité ou les identités. Il me semble que la mienne est multiple, dédoublée, parfois fracturée. Le jour où je saurai répondre à cette question, je n’écrirai plus.

 

I : Entrons dans le vif du sujet : tu es un écrivain français pourtant ton œuvre est marquée, je dirais même obsédée par la culture russe. Pourquoi ?

 

D : Mon père avait une lointaine origine russe ; je crois volontiers à l’atavisme. J’ai été fasciné, très jeune, par la littérature russe qui, pour moi, est l’une des plus belles du monde avec la musique.

 

I : Tu as écrit beaucoup de poésie. Te considères-tu comme un poète ?

 

D : En aucun cas plutôt comme un écrivain puisque j’ai écrit également du théâtre, des essais, des nouvelles et deux romans plus ou moins autobiographiques.

 

I : Que penses-tu des poètes en général ?

 

D : Il y en a beaucoup trop, souvent prétentieux. Je pense notamment à ce poète francophone contemporain, écrivain engagé auto-proclamé, qui a pondu cette perle : « Le poète est une manière de prêtre (sic) au langage sacré ». Sa poésie est souvent ampoulée, bourrée d’adjectifs… Heureusement, il en est d’autres que j’apprécie beaucoup : Isabelle Poncet-Rimaud, Sonia Elvireanu, Flavia Cosma, Giuliano Ladolfi…

 

I : Quelles langues étrangères parles-tu ?

 

D : L’anglais, l’espagnol, un peu le russe. C’est l’anglais que je maîtrise le mieux. Je n’ai jamais réussi à apprendre correctement l’allemand.

 

I : As-tu écrit en d’autres langues que le français ?

 

D : Oui, des petits poèmes en anglais sur Internet, aux États-Unis, mais je n’en suis pas totalement satisfait. Ma langue d’écriture, c’est le français.

 

I : Tu as publié tardivement deux romans, La mort en berne et Identités brisées. Pourquoi ?

 

D : Peut-être pour essayer de trouver, cette identité qu’il m’est si difficile de définir[1] . Dominique Valarcher, le héros principal est une sorte de double, de Doppelgänger, d’alter ego. Je tiens à préciser qu’il ne s’agit pas d’une autofiction même si lui aussi est partagé entre sa culture latine et ce côté russe hérité de ses ancêtres.  Comme l’auteur, Dominique cultive l’amitié féminine qu’il ressent comme un privilège. Sa femme, Laetitia est brillante, intelligente, musicienne et très belle.

 

I : D’autres projets de romans ?

 

D : Oui, Voïna (guerre en russe.) Peu avant l’invasion de Prague par les Soviétiques en 1968, une jeune fille tchèque, Milena, passe à l’Ouest, rencontre un jeune homme. Ils sont très amoureux l’un de l’autre, mais sans le prévenir, elle retourne à Prague... Je n’arrive pas à l’écrire, j’ai recommencé plusieurs fois, en vain.

 

I : Tu écris en ce moment ?

 

D : Un recueil de poèmes intitulé Le cygne de Piotr Illitch, sous le signe plus ou moins de Tchaïkovski, qui exprime mes thèmes existentiels et métaphysiques liés à l’Est avec ce leitmotiv : La mort vient de l’Est, qu’on retrouve dans tout ce que j’écris.

 

I : Que cherches-tu à exprimer par le théâtre ?

 

D : La difficulté de comprendre et d’être compris par les autres. Le langage nous égare, nous empêche d’accéder à autre chose qu’au tragique ou à l’absurdité de l’existence.

En écrivant des pièces de théâtre, j’essaie d’évoquer la difficulté pour chacun d’entre nous de se faire comprendre des autres en utilisant les mots de tous les jours dans une situation donnée. Mes deux dernières pièces évoquent deux situations distinctes : l’attente du train sur un quai de gare dans Sur le quai, et la guerre dans Après la bataille. Tout peut arriver lorsque les choses se passent autrement que vous le prévoyez : les sentiments s’exacerbent, la violence surgit, tous les conflits deviennent possibles parce que certaines personnalités écrasent celle des autres pour survivre.

 

I : Qu’as-tu éprouvé quand la Russie a envahi l’Ukraine ?

 

D : J’ai eu l’Impression que c’était le début de la troisième guerre mondiale. Je le crois toujours. Je me retrouvais en 1968 lorsque mon père pleurait en voyant à la télévision l’invasion de Prague par les troupes du pacte de Varsovie. L’Histoire recommençait. J’avais douze ans, je n’oublierai jamais cet événement tragique et le chagrin de mon père… Tu as parlé de tragédie grecque dans ta préface à mon recueil de poèmes Comme le vent dans les arbres.

 

I : Je pense que ton identité fracturée vient de là… Entre autres.

 

D : Sans doute.

 

I : Dans tes recueils de poèmes, la Russie n’est jamais nommée. Tu utilises des expressions périphrastiques :  Le grand pays glacé et, depuis la guerre en Ukraine, Le pays des mitrailleuses.  Pourquoi ?

 

D : J’ai du mal à l’expliquer. De toute façon, le lecteur comprend l’allusion, j’en suis persuadé.

 

I : Parlons de tes nouvelles. Qu’expriment-elles ?

 

D : La dépersonnalisation, la perte de la personnalité, de l’identité, le désir d’être un autre, d’abandonner sa langue maternelle au profit d’une autre. Dans « Schtiler » (Valses tristes), Abel, un vieux Juif rescapé des camps, se fait appeler Jean-François parce qu’il croit que les nazis sont revenus et le traquent.

On retrouve ce thème dans mon premier roman où le docteur Bronstein, le psychiatre allemand de Valarcher parle exclusivement français depuis le génocide des Juifs.

 

I : Tu as déjà ressenti cette névrose ?

 

D : Non, heureusement !

 

I : Nous arrivons au terme de cet entretien, Denis. Quelque chose à ajouter pour conclure ? Des regrets ?

 

D : Oui. J’aurais aimé être traduit et publié en russe. Un grand merci à toi, Igor, qui m’as servi de faire-valoir !

 

I : было приятно: ce fut un plaisir !

 

Septembre 2025

 

 

Denis Emorine, écrivain bien connu et traduit en de nombreuses langues, a déjà honoré avec des poèmes inédits notre Salon de lecture (septembre 2015) ainsi qu’à plusieurs reprises, notre rubrique Francosemailles (février 2012, mai-juin 2023, juillet-septembre 2024). Ses œuvres ont fait l’objet de notes de lecture à cette même rubrique (par Dana Shishmanian, en février 2012), et à la rubrique Lectures-chroniques (par Dana Shishmanian, en avril 2013, et par Dominique Zinenberg, en mai-juin 2021mars-avril 2020mai-juin 2018novembre 2017). Un précédent entretien avec l’écrivain a été réalisé par Dominique Zinenberg, à la rubrique Gueule des mots (janvier-février 2022).

Le critique Igor Zourine a chroniqué, à la rubrique Francosemailles (mars-avril 2023), son roman Identités brisées.

 

 

Denis Emorine

Francopolis - Hiver 2025

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Créé le 1er mars 2002


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