LECTURE - CHRONIQUE

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ARCHIVES:  LECTURE CHRONIQUE

LECTURES – CHRONIQUES – ESSAIS

HIVER 2025

 

 

 

Lectures brèves

par Dana Shishmanian :

 

Monique W. Labidoire ; Éric Chassefière ; Anne Barbusse

 

***

 

Monique W. Labidoire 

L’Horloge du monde. Poèmes. Éditinter, novembre 2025

 

Tout le long d’une carrière de poète et de critique de poésie, ainsi que d’animatrice de manifestations poétiques (rappelons ses presque vingt ans au Mercredi du poète), Monique W. Labidoire a forgé une œuvre d’une grande cohérence, tel un monument d’architecture néo-classique mais avec des orfèvreries, des éclats d’ombre et lumière, des changements fluides de couleurs et de textures, qui évoquent aussi le baroque. On se retrouve toujours, à l’intérieur, dans un discours tout en finesse et en harmonies au-dessus du vide, tendant obstinément vers la lumière, vers une sortie par le haut d’un enfer qui n’est jamais oublié, mais dont on dirait qu’il peut et doit être nié, condamné, par un bien plus grand : la Parole poétique est l’unique porteuse et génitrice de ce sens humaniste qui transcende les désastres et ravages de l’histoire du monde. Comme je le disais ailleurs (*) : « Le poème est, finalement, le seul et unique thème de cette écriture qui tend, comme toute écriture majeure, vers l’idéal du Livre ».

Le dernier recueil de Monique semble constituer un point très avancé sur cette asymptote d’une vie. Le livre s’organise sur la ligne directrice d’un face-à-face du Poète avec le monde, indiquant une direction ascensionnelle – non pas pour s’en échapper mais pour le transformer : L’horloge du monde, Mélancolie ancolie bleue, Regarder le monde, Changer le monde, avec un Épilogue : Poèmes pour la paix. Tout est dit dans ce programme clairement indiqué par le sommaire du recueil. Tout ou presque… Car il reste dans les interstices tellement de doutes, d’émotions, de vœux-prières, d’exhortations à exprimer, qui font que le credo du Poète est finalement un grand cœur qui bat, ici et maintenant, pour l’humanité meurtrie, rabaissée et menacée dans son existence même. Quelques extraits qui m’ont le plus touchée :

Il se peut que l’instant devienne éternel, qu’il nous plaise de pacifier l’imminence en acceptant de ne pas savoir, de ne pas répondre à la quesiton, que l’oximore persiste à bousculer nos mots d’incertitude et d’étonnement, peut-être qu’un ailleurs attend le poème. Il se peut que le chaud et le froid fassent alliance avec la nuit et le jour et que la beauté enfin trouvée n’apparaissent qu’aux voyants afin qu’ils nourrissent de désirs nos frilosités.   (p. 25)

Les enfants écoutent les paroles d’une foi nouvelle, « la der des ders, plus jamais ça ! » Mais l’histoire répète sa barbarie, bafoue l’enfance et le bonheur d’être. Endants d’ici et d’ailleurs, donnez-vous la main, nouez la chaîne d’espérance et dans l’enlacement de la planète, la concorde pétillera de mille mots lumineux. Ils vous porteront vers le lieu de votre conscience et expulseront de vos territoires le Prince des ténèbres.     (p. 32)

Donner vie aux mots encore et encore, tenter les possibles. Désormais la page peut rester blanche ou habillée de voyelles. Les paroles ont remplacé les mots du poème et prennent leur élan vers d’autres zones. Alentour les paysages persistent en couchers du soleil, bourrasques de vent, pluies torrentielles, palmeraies, prés fleuris, cascades puissantes et le cœur peut toujours battre la chamade pour le fol amour de sa destinée.     (p. 80)

Oui, on peut dire, en empruntant les mots de Monique W. Labidoire : « Avec le Poète je tentais de traverser le Styx vers le paradis » (p. 82) : il faut y croire… Merci, Monique !

 

Voir ma présentation de Monique W. Labidoire à la rubrique Une vie, un poète (janvier-février 2020), avec des extraits de Voyelles bleues, consonnes noires (éditions Alcyone 2019) ; elle a été notre invitée aussi à la rubrique Gueule des mots de janvier 2014 et de décembre 2014. Nous avons accueilli et commenté ses recueils de poèmes à la rubrique Francosemailles (novembre-décembre 2021, septembre-octobre 2021avril 2017) et Lectures-chroniques (décembre 2014). Monique W. Labidoire est également connue de nos lecteurs par ses chroniques et notes de lecture (voir l’historique de cette rubrique).

 

Éric Chassefière 

Dans la nuit du jour. Rafael de Surtis, septembre 2025

Peindre de son corps. Éditions Pourquoi viens-tu si tard ?, octobre 2025

L’amour sans fin. Semaph(o)re éditions, octobre 2025

 

Je persiste et signe : pour parler de poètes comme Éric Chassefière la critique « professionnelle » reste inefficace. Sur les traces de mon précédent article qui lui était dédié au numéro d’il y a tout juste deux ans (*), je m’avance donc plutôt dans la voie d’un commentaire « impressionniste », nourri du sentiment de partage empathique voire complice d’une certaine sensibilité poétique.

La « trilogie » qu’il nous propose avec ces recueils à quatre mains – le partenaire étant le poète et peintre Laurent Grison, avec, cette fois, uniquement sa poésie visuelle, des photographies artistiques éblouissantes de couleurs, de lumières, d’ombres voire de noirs éclatants, rythmés, torsadés, entre-coupés de manière à nous faire entendre des musiques – explore à partir d’angles légèrement différents une et la même réalité, cachée autant que révélée dans ce qu’on appelle communément « la nature » ; mais elle n’est pas proprement physique, elle est surtout psychique, voire spirituelle, tout comme le corps, instrument de réception ainsi que de création – puisqu’on « peint de son corps » (on pense aux anthropométries d’Yves Klein…) – est à la fois corps physique, psychique et spirituel. On a après tout affaire au « corps du poème ».

Sans aucun recours (explicite) à des théories philosophiques, le poète nous fait vibrer de ses découvertes dans l’immédiateté de la sensation : tout semble si simple, si « naturel », justement, à savoir génuine, témoignant d’un réel vrai, indéniable, vécu intégralement par la conscience ici et maintenant, au point qu’on savoure s’immerger sans penser dans les pages soyeuses de ces recueils de très haute tenue graphique. Sans doute, il faut avoir le goût de la superposition des touches, par tâtonnements répétés, par approches successives, tout comme dans la peinture impressionniste (à laquelle la critique se doit forcément de s’adapter !) Quelques poèmes coups de cœur des trois recueils, que je place dans l’ordre suivant, comme s’il y avait un fil d’Ariane secrètement suivi : Dans la nuit du jour, Peindre de son corps, L’amour sans fin.

Un infini de la lumière

quelques arbres fins

sur l’embrasement de la colline

c’est tard dans le soir

même le champ est sombre

à peine vers le fond une éclaircie

une ligne de reflet peut-être

ou bien de fleurs

et plus près cette autre

du seuil

plus sombre et profonde

toi tu te tiens là au seuil

dans l’ombre du frêne

ton regard te porte

vers cette ligne d’arbres

qu’un couchant invisible

à son paroxysme illumine

cet instant d’incandescence

il est instant de nuit

la lumière nous aveugle

nous fermons les yeux

le paysage est en nous

nous voyons avec la nuit

 

Dans la nuit du jour, p. 89

Écrire toujours plus loin

toujours plus haut

dans l’immédiateté du monde

redessiner des yeux

tout ce qu’offre ici le regard

s’y projeter en corps

peindre de son corps

peindre de mots et de sang

de silence et de souffle

ce paysage dont jour après jour

tu exhumes de plus en plus profond en toi

la matière vivante qui vous lie

ce paysage tu t’incarnes en lui

et il s’incarne en toi

vous partagez même chair

même désir d’enlacement

même joie même souffrance

il est ta terre originelle

celle à laquelle tu fus arraché

et à laquelle aujourd’hui

par le corps du poème

tu cherches à te rattacher

renouer le lien ancien

qui te rendra à toi-même

à ta vie comme à ta mort

tu as besoin de cette présence en toi

seule capable de vaincre l’angoisse

 

Peindre de son corps, p. 68

 

Tu reviens des mots

tu es tout au murmure de l'air

à l'inscrite douceur

à ce qui naît de balancer

offrir le songe

l'instant est miroir

l'arbre traverse la pierre

fait écorce de l'œil

on ne sait si l'oiseau

ou son ombre

si la lumière ou le temps

ce qui crée ce qui procède

chemin multiplié

au retour de l'ombre

bouche béante

ciel de lumière ou d'eau

creusant la pierre

flèche qui ne touche pas

mais ensoleille

profondeur qui ne cache pas

mais dévoile

ouvre le temps

 

L'ombre est le miroir

le vide est le plein

la lumière est la pierre

la nuit est l'œil

 

toujours t'accompagne l'animal

en ce jardin de l'éveil au monde

l'animal aime s'inscrire dans la pierre

ouvrir œil de la pierre dans l'aveugle

 

l'animal ne regarde qu'ailleurs

et regardant ailleurs te regarde

il ne sait dormir que dans son ombre

c'est sa façon à lui de s'effacer

 

la tourterelle à cet instant scande le temps

qui est œil au creux de l'invisible

la tourterelle aussi la cerne la nuit

l'ensemence le dessin de l'ombre

 

Il faut que s’ouvrent les yeux

que la pierre voit

qu’ailleurs soit l’ombre

 

le chemin la voix

l’ombre parle

la lumière écoute

 

la pierre touche le ciel

le ciel se fait pierre

caresse pour l’envol

 

L’Amour sans fin, pp. 64, 65, 67.

 

 

(*) Au numéro de novembre-décembre 2023, pour La part silencieuse. Éditions Alcyone (Collection Surya), février 2023.

 

Anne Barbusse

L’incomplète. Rosa canina éditions, juin 2025

À moins que Marseille. Milagro éditions, septembre 2025

 

Il me semble que dans l’œuvre poétique d’Anne Barbusse, déjà consistante, L’incomplète complète pour ainsi dire la partie la plus intime de son écriture, celle qui met à nue l’âme déchirée, la personnalité éclatée, le mal d’être ; on dirait donc que ce recueil forme une trilogie avec La non-mère  (2023) et Les mères sont très faciles à tuer (paru pratiquement en même temps, en juin 2025). L’idée d’incomplétude de l’être me fait penser à Cédric Demangeot, le poète qui se sentait « le corps confisqué » ayant des « morceaux manquants », « non nés », et des « trous de mémoire et trous / d’air dans le corps »… (voir ma présentation à la rubrique Une vie, un poète du numéro d’été 2024). Anne Barbusse, elle, accuse le manque, tel un anti-être doté d’une personnalité autonome, incontrôlée :

le manque est le cœur de ton corps

il s’appuie sur les terres, les paysages squelettiques

parfois il s’enfouit dans des chemins engoncés

dans les ronces arrondies

et regarde les oiseaux vivants

il ne clôt aucune parole, quête un corps autre

pour étayer le peu de foi     (p. 7)

Il ne s’agit pas, ou pas seulement, d’un manque de soi (corps, âme) mais de tout ce qui nous entoure et qu’on appelle communément le monde… Ce manque devient alors un état universellement partagé, voire un attribut, par négation, de l’existence même :

incomplète tu erres sur les plages dévastées par

la mer partie

tu guettes les remous de l’eau, tu avances le silence   (p. 9)

 

à la plage vidée et plane, à l’horizontalité parfaite

de recueillir mon manque originel (…)

au paysage de rassembler mes consciences tiraillées

par les vides et les pertes, dans les vieilles maisons    (p. 11)

On dirait même que ce « manque originel » est impossible à nommer : « ton manque n’a aucune définition verbalisée » (p. 22). Oui, mais si le terme propre pour manque, manque – ce qui est parfaitement logique, car on a affaire à un « référent » absent – la poésie, elle, s’instaure tout autour…  comme la lumière tournant autour d’un trou noir… au point d’en faire finalement l’unique réalité à contempler, tant en soi-même qu’au dehors, assurant ainsi, d’une manière surprenante, l’identité par la négation entre sujet et objet, observateur et observé :

le manque est dans les arbres

il est dans les champs vivants et dans les mers multiples

dans tout ce que tu regardes

car tu regardes depuis ton manque

ton point de vue est une œillère castratrice

qui accélère la souffrance    (p. 36)

Le besoin de complétude devient alors impérieux, la quête du plein – aussi irrépressible qu’à jamais inassouvie :

tu arpentes les failles des terres les échancrures

des mers les dunes du vent

tu quêtes chaque interstice de réel

dans les pays des hommes

 

tu affrontes les bourrasques les averses les soleils

pour boire tous les paysages possibles

et tâcher la traversée

de toi-même

 

en chemin peut-être combleras-tu le manque

ou du moins le mystère du manque

qui travaille d'arrache-pied

à t'exclure des vivants

 

tu demandes au paysage de te prendre dans ses bras

de t'absorber comme une algue

gonflée par la marée revenante

 

tu tâches d'être le paysage

d'être terre d'être mer

fondue d'immanence

 

pleine    (p. 38)

Il n’y a pas de solution à ce manque existentiel… sauf, bien sûr, l’écriture. Et c’est là que se révèle, peut-être, « le mystère du manque » : car voilà, alors que « devant ton manque les bêtes ont le corps lourd », et que tout part en vrille, dans une « danse ondulée d’herbes souples / comme vagues », « ton manque écrit ». Oui, c’est à cause, à travers, voire avec le manque, qu’on écrit… Et il devient alors aussi bien sujet écrivant qu’objet se logeant dans l’écriture qu’il fait naître autour de soi tel « un corps de mots » :

et ton manque écrit

 

il n’a pas d’autre exutoire que les phrases complexes

il te coud un corps de mots

il rapièce les béances

il s’acclimate    (p. 47)

 

À moins que Marseille, illustré des belles photos d’Adèle Nègre, réunit des poèmes-fleuves ou mieux dit, des poèmes-mer évoquant, comme je l’écrivais en présentant certains de ces textes, alors inédits, au Salon de septembre-octobre 2023, une écriture-nage ou « l’abîme instinctif ». Un d’eux porte même le titre révélateur : « à quel point écrire comme nagerais » (pp. 70-79), dont je donnerai le paragraphe de la fin :

goût du sel entre lèvres et langue la mer me nage la mer me vague cheveux dénoués telles algues déliées nage nage mon corps pour le défaire de la perte pour submerger la souffrance pour solutionner les séparations pour m'adopter pour me réconcilier pour me refaire nage nage la mer et les mains qui se rejoignent s'écartent s'assemblent telles en prière de yoguiste mains fendant les vaguelettes mer lisse gavée de sel/soleil portant corps tel fétu détresse allongée et allégée symétrie des mouvements intrinsèques systématiques instinctifs nage non pensée juste articulée emboîtée membres coulant dans masse liquide telle offrande

qui a dit que j'étais détruite

On dirait qu’on est ici, à la suite du recueil précédent, en pleine écriture du manque qui remplit complètement, par l’alchimie du mélange, de la malaxation du soi et du monde dans un tout certes informe, mais plein à craquer…

Un autre filon du recueil, manifestement complémentaire, consiste dans une « nage urbaine »… une plongée dans les rues cosmopolites et le quotidien bigarré de la grande métropole, parfois, dirait-on, en portant une caméra sur l’épaule… nous donnant ainsi de longs travelings où des perspectives vertigineuses emportant SDF et industrialisation, pollution et misère urbaine, art numérique et HLM se chevauchent, s’entrecroisent, se forment et se déforment sous nos yeux de spectateurs éblouis.

 

Voir à cette même rubrique, sur autres livres d’elle, mes articles au numéro d’automne 2025 et de printemps 2024.

 

 

Lectures brèves

par Dana Shishmanian

Francopolis, Hiver 2025

 

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